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vingt lieues à la ronde des musiciens et des farandoleurs ; le cortège est prêt, agitant ses paillettes dans le resplendissement du soleil. On n’attend plus que le train du bey. Il est signalé, ce train, il est en vue, il arrive… et il ne s’arrête pas. Le père Méraut s’en est allé en pèlerinage à Frobsdorf et il a recommandé son garçon au prince ; le duc d’Athis a pris bonne note ; la fortune de l’enfant est assurée pour le jour où le roi reviendra. Les années s’écoulent, Elysée grandit, c’est déjà un vieil étudiant ; mais le roi s’obstine à ne pas revenir… C’est ainsi que les assurances qui nous semblaient les mieux fondées nous manquent ; le but, au moment où nous allions le saisir, s’évanouit comme une ombre : tout nous échappe, tout craque, tout passe, tout lasse ; nous seulement nous ne nous lassons pas de courir à des déceptions nouvelles. Nous avons tous notre jour de Sidonie, nos fêtes du bey, notre duc d’Athis, à la « bonne note » de qui nous suspendons les espérances d’un bel avenir. Pour éviter ces chutes et leurs meurtrissures, il faudrait que notre imagination cessât d’aller plus vite que le temps et que notre rêve cessât de nous devancer sur la route ; c’est dire qu’il nous faudrait cesser de vivre.

Daudet accompagne ses personnages sur le chemin qui pour eux comme pour nous tous est si rude. Il s’en faut qu’il soit pour eux un compagnon indifférent. Bien au contraire. Il s’intéresse à eux, il souffre pour son propre compte de leurs épreuves, et, s’il lui était possible, il les détournerait de leur tête. Avec la même bonne foi que ces naïfs spectateurs qui sont dupes de la fiction représentée devant eux, il interpelle les acteurs de son drame et tâche de les avertir. Il est, de sa personne, engagé dans l’affaire, et c’est bien pour cela qu’on devine son émotion si sincère, pour cela que cette émotion se communique, et qu’on se sent, à mesure qu’avance la lecture, la gorge serrée et la paupière humide. Mais nous sommes mauvais juges dans notre propre cause, nous n’apprécions pas la valeur et la portée des événemens à l’instant où nous sommes encore tout étourdis du coup que nous en recevons ; il faut que l’apaisement se fasse, que le calme revienne, que du temps se passe, afin que nous puissions, grâce au recul nécessaire, découvrir la signification profonde des faits et rendre aux êtres leur véritable physionomie. Ce calme est pareillement une condition de la création artistique. Daudet n’a pas su le réaliser pleinement en lui. De là résulte qu’il n’ait pu donner toute leur ampleur : à ses inventions les mieux venues. Ses héros restent individuels, ils sont eux-mêmes : ce qui est beaucoup, et ce qui n’est pas assez. Il n’a pas dégagé la loi de l’accident, aperçu l’espèce dans l’individu. Il ne