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paix, sans effort, avec une force militaire qui n’a jamais dépassé quatre cent mille soldats, une étendue de territoire où l’ordre est, de nos jours, assez mal assuré par plusieurs millions d’hommes tenus constamment sous les armes.

Grâce à ce mélange de récits animés et de tableaux pleins de vie, l’Histoire des Romains ne languit pas un instant ; on en suit les développemens avec le même genre d’intérêt qu’on peut prendre à la biographie d’une grande personnalité humaine. On voit Rome naître, croître et s’étendre en prospérité et en puissance, puis s’affaiblir et vieillir ; et ce sont les phases de l’existence d’un seul et même être auquel M. Duruy semble porter une sorte d’affection filiale. Il n’admire pas seulement, il aime ce gigantesque héros dont il relève les grandeurs avec complaisance, confesse avec douleur les fautes et même les crimes ; et quand enfin le jour du déclin arrive, quand, après la mort de Théodose, le partage de l’empire est consommé, et qu’il n’y a plus de Rome parce qu’il y en a deux, la plume lui tombe des mains, et il arrête son récit sur cette réflexion mélancolique : « L’ancien monde est bien mort, et il ne reste plus à son historien attristé qu’à coucher le génie de Rome au sépulcre, où le moyen âge le retiendra pendant des siècles. »

Le chagrin rend aisément injuste ; et c’est un sentiment très naturel que de rechercher avec plus de passion que d’équité les causes auxquelles on croit devoir attribuer la perte d’un objet d’affection, puis de les relever avec amertume quand on croit les avoir découvertes. C’est ainsi que M. Duruy, au nombre des faits qu’il regarde comme ayant précipité cette défaillance du vieux génie romain dont il s’afflige, compte l’existence et la propagation d’une race d’hommes « qui agissaient et pensaient en regardant le ciel et non la terre, en se préoccupant de la vie d’outre-tombe et non pas de l’existence d’ici-bas, pour qui la société romaine était la grande prostituée que les livres saints avaient condamnée, qui en fuyaient les honneurs, ne voulaient pas en remplir les devoirs, que ses malheurs laissaient indifférens, et qui, ne voyant pas dans les Barbares des ennemis, refusaient de les combattre[1]. » Ce sont les chrétiens qui sont dépeints par ces rudes expressions et avec ces sombres couleurs, et c’est parce qu’il les juge sous cet aspect que M. Duruy arrive, non pas à justifier, assurément,

  1. Histoire des Romains, t. VII, p. 540-541.