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du lendemain, on fit halte un moment à Péronne. Ce repos faillit mal tourner : la populace s’ameuta autour des voitures, apporta de la pierre ponce pour en gratter les armoiries, prétendit même enlever les roues pour s’opposer à la continuation de la route. La bonne contenance des voyageurs, l’habileté des postillons, la protection du détachement de cavalerie qui tenait garnison dans la ville, assurèrent cependant la sortie ; et l’on se remit en marche parmi les « cris furieux » de la foule. Chemin faisant, on rencontra une voiture ; c’étaient les deux jeunes fils du comte d’Artois, le duc de Berri et le duc d’Angoulême, accompagnés de leur gouverneur. Ils croyaient aller passer une revue, et se montraient pleins de joie, tandis qu’on les conduisait hors de France rejoindre leurs parens en fuite. Enfin, à la tombée du jour, on atteignit la frontière ; et ce fut pour les princes un profond soulagement que d’échapper aux huées populaires, aux cris de : « Vive le Tiers ! » et d’ « A bas la noblesse ! » que, tout le long du trajet, « les enfans eux-mêmes » poussaient sur leur passage. En arrivant à Mons, où fut la première couchée, tous s’embrassèrent « du meilleur de leur cœur » et, malgré la fatigue, pour la première fois depuis nombre de jours, le souper fut, sinon gai, du moins expansif et exempt d’inquiétude.

Nous ne suivrons pas Mlle de Condé dans les pérégrinations nombreuses du début de l’émigration, où elle ne sépara point son sort de celui de sa famille. Deux mois furent employés à parcourir en tous sens, en touristes plus qu’en fugitifs, les Flandres, la Suisse, une partie de l’Allemagne. En dépit des désastres politiques et des malheurs privés, — pillage de Chantilly, enlèvement par le peuple des armes et des canons du château, — l’illusion à ce moment demeurait forte et tenace. Les princes croyaient encore à une crise passagère, à une sorte de « Fronde » populaire, plus violente que l’autre ; la bourrasque éloignée, ils comptaient bien voir luire les beaux jours d’autrefois. La princesse notamment se distinguait par sa confiance, et supportait avec bonne humeur les multiples incommodités du voyage, « dix personnes dans des voitures à huit, six dans celles à quatre, sans compter cassettes et pistolets ; les roues à chaque instant rompues, les culbutes sur la route » ; tout cela « l’espace de six cents lieues et en pleine canicule[1] » ! Le séjour le plus long fut à Turin, qu’on gagna

  1. Journal du duc d’Enghien.