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de l’oubli. Montaigne avait eu moins de courage ! Mais en vérité, c’est qu’il n’y a rien dans le théâtre de Rotrou qui ne se retrouve dans celui de Corneille ; si son œuvre n’existait pas, il ne manquerait rien à l’histoire de notre théâtre ; quelques emprunts que Corneille, que Molière, que Racine, lui ont faits ne lui donnent d’autre droit que celui d’être caractérisé « en fonction » de Racine, de Molière, de Corneille ; et c’est pourquoi ses tragi-comédies peuvent d’ailleurs intéresser quelques curieux, mais non pas avoir une place dans l’histoire de la littérature française. C’est une autre utilité de la doctrine évolutive : elle déclasse, elle efface, elle chasse comme automatiquement les médiocrités de l’histoire de la littérature et de l’art ; et ainsi, par un détour tout à fait inattendu, une méthode, qu’on accusait de méconnaître les droits de l’originalité, aboutit précisément à ne retenir, pour s’en occuper, que les esprits vraiment originaux.

J’aurai de la peine, je le sais bien, à faire accepter cette idée, mais j’en sais aussi les raisons, je veux dire les raisons qu’on a de la repousser. Elle contrarie la prétention que tout le monde a toujours, en littérature ou en art, de « s’y connaître » aussi bien que personne ; et c’est ce que me redisait un critique[1] en me faisant observer récemment, — avec beaucoup de courtoisie. — qu’il n’avait pas besoin de moi pour se former une opinion sur Massillon ou sur Chateaubriand. Il avait tort ! et il avait raison. Il avait raison, s’il entendait par là que je ne saurais juger du plaisir ou de l’ennui qu’il éprouve, lui, critique ou simple lecteur, à lire les Natchez ou le Petit Carême. La critique et l’histoire n’ont jamais empêché personne de prendre, en dépit d’elles, son plaisir où il le trouve, ni même de faire de son plaisir la mesure de la valeur des œuvres. Elles n’ont pas ce pouvoir et elles ne l’ont jamais revendiqué. Mais où il avait tort, c’était de croire que celui qui n’en a pas fait son étude se formera, rien qu’à les lire par manière de passe-temps, une juste opinion des Martyrs, ou du Sermon trop vanté Sur le petit nombre des Élus. Et voici où je veux en venir. La grande raison, la raison de « derrière la tête » qu’on a de repousser l’application de la méthode évolutive à l’histoire de la littérature et de l’art, — comme aussi bien de toute

  1. Le correspondant parisien ou l’un des correspondans parisiens du Journal de Genève, M. A. Sabatier, qui oubliait d’ailleurs que la seule espèce d’homme qui ne puisse tenir ce langage, c’est un professeur qui enseigne le dogme, dans une Faculté de théologie protestante. Quel besoin un protestant a-t-il de M. Sabatier pour savoir ce qu’il y a dans la Bible ?