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s’est moqué de nous. Le récit épique de Victor Hugo prévaudra ; celui de Stendhal ne restera que comme un joli exemple de mystification. Car Fabrice est précisément dans la situation de ceux qui, partis pour assister à un beau spectacle, n’ont pas trouvé à se faire placer : il n’a rien vu. Il se peut qu’engagé dans l’action, un soldat se rende à peine compte de ce qui se passe autour de lui. Mais de même, confinés dans un coin de la durée, comprenons-nous rien aux drames qui se jouent dans notre propre vie ? Il appartient à l’écrivain de dégager le sens enfermé dans l’obscure réalité, et de nous présenter des tableaux d’ensemble. Waterloo n’est pas Austerlitz, Borny n’est pas Rezonville. Il faut qu’on nous fasse saisir la différence. Je n’ai que faire du témoignage d’un spectateur qui n’a pas assisté à l’engagement décisif. L’écrivain étant libre de se placer où il veut, au moment qu’il veut, c’est à lui de choisir le point de vue d’où il peut embrasser la partie la plus intéressante du champ de bataille et assister à la manœuvre caractéristique de la journée. Je regrette que MM. Paul et Victor Margueritte, puisqu’ils en avaient l’occasion, n’aient pas tenu à nous donner des combats livrés sous Metz l’image nette et destinée à se graver dans le souvenir.

Pour ce qui est des deux frères, unis maintenant dans une intime collaboration, l’aîné s’est fait connaître depuis tantôt quinze ans par des romans et des nouvelles d’un réalisme discret, d’une sensibilité délicate ; le cadet était hier encore lieutenant de dragons et crayonnait des vers entre deux corvées. Mais ce qui importe aujourd’hui, c’est qu’ils sont les fils du général mort dans cette charge de chasseurs dont l’héroïsme arrachait au souverain ennemi un cri d’admiration. C’est une hérédité qui met au cœur des sentimens dont les purs artistes agenceurs de mots et les simples commerçans de lettres sont trop souvent dépourvus. Les souvenirs de la guerre de 1870 hantaient l’imagination des fils du général Margueritte. En les fixant dans une œuvre d’art, c’est une dette qu’ils acquittent. Ils ont fait le livre qu’ils devaient faire. — D’où vient que de ce récit d’une défaite ils aient dégagé, au lieu d’une impression déprimante, une impression virile, et forte, et patriotique ? Telle est la question qui domine toute cette étude et dont nous ne sommes pas embarrassés pour dire que c’est une question de morale. Car on prétend volontiers que la critique, lorsqu’elle se refuse à séparer complètement l’art et la morale, s’expose à laisser entamer l’intégrité de l’art et énerver la vérité. Il n’en est rien. Et nous avons ici la preuve qu’un écrivain peut tout dire, à condition d’être honnête homme et de respecter en lui-même et chez ses lecteurs les sentimens dans lesquels communient les honnêtes gens.