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Voyage pénible et dangereux : il fallait traverser, sur une profondeur de quatre-vingts lieues, une région soumise à la faction anglo-bourguignonne ; des bandes de brigands la parcouraient en tous sens. Marches forcées, marches de nuit à travers champs, à travers bois, sous la pluie, sous les giboulées, par le dégel, le long des chemins effondrés, périlleux passages de rivières, rien n’étonnait ni n’arrêtait Jeanne. Elle allait droit au but, bien sûre que rien au monde ne pouvait lui barrer la route. Cette foi gagnait ses compagnons, d’abord indécis et craintifs ; « ils ne pouvaient résister à sa volonté. » Arrivée à Auxerre, ville bourguignonne, elle entendit dévotement la messe dans la cathédrale, et de là, gagna Gien. Franchissant la Loire, elle atteignait enfin les possessions du Dauphin.

Dès lors, elle cessa de dissimuler sa destination et tandis qu’elle se dirigeait vers Chinon, résidence royale, la nouvelle de sa venue et de ses merveilleuses promesses se répandait dans toute la région et gagnait Orléans, qui reprenait courage et attendait « grand secours ».

Parvenue à Fierbois (5 mars), six ou sept lieues seulement la séparaient de Chinon ; elle s’arrêta là et dicta une lettre au Dauphin, pour lui demander ses ordres. Le prince l’appela en sa ville. Voyons maintenant avec quels hommes Jeanne allait se rencontrer.


La situation du Dauphin était désespérée ; ses ennemis dominaient sur la plus grande partie de son royaume, sa caisse ne contenait pas quatre écus. Quant à l’homme : vingt-six ans, tous les défauts, aucune des qualités de la jeunesse ; un caractère inconstant, mais obstiné, capricieux, imaginaire, soupçonneux aux bons, confiant aux mauvais ; une santé ruinée de bonne heure par l’excès de ces plaisirs que son père paya de sa raison et son frère de sa vie, ni vigueur intellectuelle, ni force physique, rien enfin de l’énergie propre à l’âge des passions. Il n’était pas lâche, et le fit voir au besoin, mais il n’aimait pas les fatigues et les agitations de la vie guerrière. Ni dur d’ailleurs, ni non plus insensible ; mais sa sensibilité à fleur de peau manquait de profondeur et de durée. Toute sa vie morale se réduisait à l’impression du moment ; il n’aimait qu’avec les yeux : ce qu’il ne voyait pas n’existait pas, ce qu’il cessait de voir cessait d’exister. Puis, une méfiance envieuse à l’égard de toute grandeur, la