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sa place de combat ; la prédiction se confirma deux semaines plus tard. Mention en est faite dans une lettre de l’ambassadeur de Flandre, adressée le 22 avril au conseil du duc de Brabant (Jeanne fut blessée le 7 mai).

La Trémoïlle, cependant, faisait une suprême tentative pour écarter Jeanne : il dirigeait vers le roi d’Aragon les mêmes démarches qui avaient naguère échoué en Écosse. En échange d’une armée, le roi demanda la cession du Languedoc. Force fut donc de se soumettre et d’en revenir au secours de la paysanne.

Arrivée à Blois, où l’admiration populaire continua de l’entourer, elle s’employa à préparer l’armée en vue de l’expédition. Pour faire comprendre le sens de cette préparation, il faut dire quelques mots de l’époque où l’on était parvenu.

Epoque de cruauté, de liberté, de naïveté. Le duc d’Orléans remportant dans le conseil de l’imbécile Charles VI, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, solde des assassins qui le débarrassent de ce rival (1407). Puis ce sont les favoris du Dauphin qui attirent Jean sans Peur sous prétexte de réconciliation et qui l’assassinent à son tour (1419). Une guerre prolongée a conduit les officiers et les soldats à la sauvagerie et au brigandage. On voit des bandes qui ne travaillent plus pour le Dauphin, ni pour Bedford, mais pour elles-mêmes. Le pillage est article de loi, et La Hire, plus tard dévoué serviteur de Jeanne, affirme que « Dieu pillerait s’il était soldat ». C’est lui encore dont on a retenu cette prière : « Dieu, fais pour La Hire ce que tu voudrais qu’il fit pour toi, s’il était Dieu et que tu fusses La Hire. » Telle est la naïveté avec laquelle les hommes d’alors savaient associer canaillerie et religion.

Les villes passent à plusieurs reprises d’une main à l’autre ; Compiègne, par exemple, subit six de ces alternatives. A chaque passage, on pille, on viole et l’on tue. Le peuple cherche un sauveur et ne fait que changer de bourreau. A Paris, la famine traîne la peste à sa suite (en 1421) ; 100 000 victimes succombent ; les cadavres sans sépulture encombrent les rues ; ce sont les loups qui viennent les emporter pendant la nuit. Derrière chaque bande ou derrière chaque troupe marche un parti de filles. Le blasphème accompagne les discours et fait nécessairement partie de la phrase.

Or, qu’est-ce que Jeanne allait demander à des armées pareilles quant à leur préparation à la guerre ? Elle leur demanda