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Baratieri qui, nommé gouverneur de l’Erythrée au printemps de 1892, eut le malheur de commander en chef l’armée italienne le 1er mars 1896, dans la calamiteuse et sinistre journée d’Adoua, a été le bouc émissaire sur lequel des ministres imprévoyans ont fait retomber tous leurs torts. Le tribunal militaire devant lequel il fut traduit l’acquitta ; mais un conseil de discipline l’a déclaré incapable. On ne peut lui en vouloir d’avoir tenu à établir, à démontrer que s’il a commis des fautes, d’autres ont été dans cette affaire plus coupables que lui. Il a cru rendre service à son pays en remontant aux véritables causes de la catastrophe, en prouvant qu’on l’eût sûrement évitée si le cabinet qui lui témoignait une confiance absolue avait compris et rempli ses devoirs : « Frappé par le plus grand des malheurs, je me suis retiré dans les montagnes de mon pays natal, et là, dans le silence, j’ai médité sur les événemens qui nous ont conduits au désastre d’Adoua, sans autre préoccupation que celle de me livrer à un examen de conscience. Que d’espoirs trompés, quels déboires, quelles tortures ont marqué pour moi cette période néfaste de notre vie coloniale !… J’ai vu crouler l’édifice à la construction duquel j’avais consacré mes facultés, mes pensées, mes affections. En butte aux outrages, en proie au découragement et à l’une de ces douleurs suprêmes qui étouffent toute autre passion, je me mis à analyser les faits seul à seul avec moi-même, je recherchai les causes et les effets, et je vis se dérouler devant moi toute l’histoire de notre colonie, avec ses alternatives de paix et de guerre, d’études et d’expériences, de confiance et de subites alarmes, de gloires et de disgrâces[1]. »

Il est des généraux qui ont la main malheureuse ; Mazarin les redoutait et s’abstenait de les employer. Quel que soit leur mérite, toutes les affaires dont ils se mêlent tournent mal ; la fortune s’amuse à déranger leurs plans les mieux concertés et à changer leurs succès en échecs ; leur idée était excellente et ils devaient réussir ; au moment décisif, un accident imprévu a tout gâté ; « sa sacrée Majesté le hasard » n’a jamais pour eux aucune complaisance. Le général Baratieri est-il un de ces hommes auxquels on peut reprocher d’avoir en eux quelque chose qui attire le malheur ? L’histoire de son administration semble prouver le contraire.

Quand il prit en main le gouvernement de l’Erythrée, la colonie comprenait un territoire à peu près égal à celui de la Haute-Italie. Le nouveau gouverneur travailla à son agrandissement, recula de toutes

  1. Memorie d’Africa, 1892-1896 : Turin, 1898, frères Bocca, éditeurs.