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qualité morale de laquelle l’auteur paraît s’être mépris ; — à une pièce où la prétention vertueuse du dénouement fait un contraste trop fort avec l’excitation sensuelle qu’elle nous a auparavant donnée ; — à une pièce encore où l’action est réduite à un tel minimum que les conditions essentielles et naturelles de l’art dramatique y semblent presque méconnues, etc. Et ainsi la critique impressionniste et personnelle, si humble mine qu’elle ait au prix de l’autre, n’en est pas, du moins, l’opposé, comme on le croit communément. Elle peut, quelquefois et de très loin, lui préparer sa besogne, en commençant pour elle, modestement, le triage des œuvres.


M. Abel Hermant était, certes, de force à écrire la comédie du grand mariage franco-américain. Cette comédie, il l’a commencée ; il a même fait, et très bien fait, quelques-unes des scènes qu’elle comporte. Le jeune duc de Tiercé, ayant épousé pour ses dollars la fille d’un Yankee milliardaire, est puni, et très logiquement, de sa prostitution, car c’en est une. Ce pleutre ayant continué d’entretenir sa maîtresse avec l’argent de sa femme et se trouvant de nouveau criblé de dettes, le beau-père, Jerry Shaw, vient remettre les choses en ordre. Il tient à son gendre ce discours plein de sens : « Le mari est celui qui « fait de l’argent », comme nous disons, pour subvenir aux besoins et aux caprices de sa femme. Vous, c’est le contraire. C’est votre femme qui « fait de l’argent » pour vous. Vous êtes donc la femme, la petite femme. Par suite, vous devez la fidélité à ma fille, qui est le mari puisqu’elle a la fortune. Ça n’empêche pas que vous ne soyez gentil, très gentil… » Et, tout en lui parlant, il lui tapote les joues comme à une petite femme, en effet ; et il apparaît ici que le jeune duc est qualifié et traité, fort exactement, comme il le mérite.

Très bien vue aussi, la rencontre de la race d’outre-mer avec la nôtre, et les surprises et malentendus qui en résultent. Jerry Shaw réduit d’un million à 300 000 francs la créance des usuriers de son gendre. Quoique ceux-ci n’y perdent rien, le duc n’accepte pas cet arrangement, car enfin c’est pour un million qu’il a donné sa signature. Et sans doute ce raffinement de probité est beau : mais où étaient les scrupules de notre gentilhomme quand il empruntait, pour des plaisirs extra-conjugaux, un argent qu’il savait bien ne pouvoir jamais rembourser lui-même ? Ainsi éclate ce qu’il y a d’artifice et de vanité dans la conception de l’ « honneur » aristocratique quand il se sépare de la simple honnêteté, et ce que cette conception a d’inintelligible pour l’esprit pratique d’un marchand américain.