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parmi les grands ministres. Il eût voulu que son ministère répondît à la notification amicale de l’Angleterre et de la France par une adhésion spontanée pure et simple. L’ambassadeur français l’y poussait beaucoup. A la place du rude Butenval, c’était Gramont. Celui-ci avait enchanté la cour et les ministres par l’agrément de ses belles manières, le charme enjoué, fin et juste de son esprit très cultivé, la facilité bienveillante de son humeur. Il causait et ne régentait pas. Il n’aimait pas les idées révolutionnaires italiennes, mais il témoignait au Piémont et à son roi une affectueuse sympathie dont on sentait la sincérité et qui augmentait la force de ses conseils ; on le considérait « comme un ami bon et sûr. »

Cavour, qui partageait l’avis du Roi, avait pour collègue aux Affaires étrangères Dabormida, galant homme, ferme et intelligent, mais esprit étroit et obstiné, incapable de voir au-delà d’un horizon restreint et de s’abstraire du présent. Il s’était incrusté dans la cervelle que l’honneur et la sécurité du Piémont exigeaient que son adhésion à l’alliance fût subordonnée à l’entrée préalable de l’Autriche et à des stipulations formelles : la levée des séquestres lombards, la promesse, à la paix, d’admettre le Piémont au Congrès et de prendre en considération la situation de l’Italie. C’était l’opinion que les oppositions coalisées de droite et de gauche préconisaient. La majorité du Conseil l’adopta et répondit à la notification des puissances par un accusé de réception sympathique : on attendrait. Le Roi ressentit un vif mécontentement. Il l’exprima à Gramont avec la liberté dont il était coutumier. Un jour il lui avait dit : « Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? Venez donc quelquefois vers cinq heures, sans cérémonie ; vous me ferez avertir par l’aide de camp. Si je ne puis vous recevoir, je vous le ferai dire sans complimens. Vous reviendrez une autre fois, voilà tout. » Peu de jours après, le 6 ou le 7 juin, vers cinq heures, l’ambassadeur se rendit au palais. Entré dans l’antichambre, il demande si le Roi veut le recevoir. « Certainement, » crie une voix sonore de la chambre voisine. Le Roi, en habit de chasse, était debout dans l’embrasure d’une fenêtre, près d’une petite table haute, sur laquelle il écrivait. « Ah ! ah ! vous avez bien fait de venir. Je suis bien aise de vous voir. Eh bien ! cela ne va pas, n’est-ce pas ? Nous allons causer. Mettez-vous là. Voulez-vous un cigare ? » Les cigares allumés, il reprit : « Non, cela ne va pas ; qu’est-ce que vous en pensez ? Voyons, parlez franchement.