Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou cinq lieues de là ; une autre fois, on vous demandera un prix tellement démesuré que vous préférerez attendre dans l’espoir d’obtenir un rabais un peu plus tard ; en ce cas vous serez vite désillusionné. J’ai vu souvent des paysans, sachant que je devais avoir au bout de deux ou trois heures des chevaux de poste, et que j’aurais fait un léger sacrifice pour partir plus vite, s’en tenir aux exigences exagérées qu’ils avaient émises tout d’abord et perdre ainsi l’occasion d’un marché avantageux, sans aucune compensation ; non pour prendre part à une fête ou pour se livrer à des travaux urgens, mais pour rester à fumer, assis devant leurs isbas ou à boire au cabaret.

Si l’absence de besoins fait le bonheur, assurément, les Sibériens devraient être heureux, car tout en eux respire le dédain du progrès et de la moindre amélioration : « Ceci a suffi à nos pères, nous pouvons bien nous en contenter », telle est la réponse que fait infailliblement l’homme du peuple à toute suggestion d’un changement. Les citations qu’ils cherchent de préférence dans les textes sacrés et qu’on rencontre souvent inscrites jusque sur la vaisselle prêchent toujours la résignation ou l’abstention, jamais l’action ni l’effort : « Celui qui est content de peu ne sera pas oublié auprès de Dieu », voilà celle que j’ai lue dans la plus sale des stations de poste de la Transbaïkalie ; elle était certes appropriée au lieu, et elle convient bien aussi à tout ce peuple. Elle u sa beauté, d’ailleurs, et s’applique en mainte circonstance, mais il y a bien d’autres versets dignes d’être cités dans la Bible, et de plus fortifians. De ceux-là je n’ai jamais entendu parler entre l’Oural et le Pacifique.

Ce manque d’énergie et de persévérance, si général, de l’avis de tous ceux qui connaissent bien l’Empire des Tsars, et des Russes eux-mêmes, aussi bien en Russie d’Europe qu’en Russie d’Asie, paraît bien être un des traits profonds du caractère national, soit qu’il ait existé de tout temps, soit qu’il ait été imprimé au peuple par l’infusion de sang et surtout d’idées et d’habitudes asiatiques qui s’est produite, du XIIIe au XVIe siècle, sous la domination tartare. Les climats très froids, où l’hiver s’étend sur la moitié de l’année et plus, portent en outre à l’apathie non moins que les climats extrêmement chauds, surtout lorsque l’ignorance de l’homme qui y est soumis le condamne à rester pendant les mois où les travaux extérieurs sont impossibles dans un complet engourdissement intellectuel aussi bien que physique.

Or, les illettrés forment l’immense majorité des paysans