Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/516

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tableaux vivement colorés, tandis que vous parcourez sur la terrasse Durham des kilomètres de planches.

En même temps les flots rapides du Saint-Laurent vous content d’étranges choses, auprès desquelles les faits et gestes des humains semblent tout petits : quel bond formidable, par exemple, il a fait du haut des rochers du Niagara ! quels espaces presque impossibles à mesurer il parcourt depuis sa source, sous les noms différens qui le déguisent, et sa fuite impétueuse à travers les grands lacs ! Ce géant parmi les fleuves est lui aussi un allié de la France, en quelque sorte, car, portés par lui, les premiers pionniers devancèrent sur le continent américain les Anglais chevaucheurs de l’Océan qui les déposa plus tard de l’autre côté des monts Alleghanys. Quelle route vraiment royale ! Peu à peu l’envie de la parcourir à votre tour vous prend avec une force irrésistible. Comparativement rétrécie sous la ville qui lui avait emprunté le nom de détroit, elle s’élargit ensuite jusqu’à ne plus permettre au regard de l’embrasser d’un bord à l’autre et, en atteignant le golfe, elle rivalise presque de taille avec l’Océan qui la reçoit.

Je n’aspirais pas pour ma part à suivre « la grande rivière » jusque-là, mais une masse bleuâtre et sourcilleuse, qui semble fermer l’horizon, m’attirait comme un aimant ; je rêvais de dépasser cette barrière qu’on me disait être le cap Tourmente, d’atteindre le Saguenay, ce mystérieux affluent du Saint-Laurent, roulant ses eaux noires à travers des régions qui passèrent longtemps pour fantastiques. Deux fois par semaine, un bateau décoré de ce nom tentateur, le Saguenay, quittait le port de bon matin, sous mes yeux ; non pas un de ces superbes bateaux qui, tout l’été, sont quotidiennement au service des touristes, — ceux-là n’avaient pas encore commencé leur va-et-vient habituel, — mais un petit vapeur plus modeste, que prennent, faute de mieux, les gens du pays, allant à leurs affaires. Au milieu de ces gens-là, je me trouvai embarquée le 11 mai 1897, à ma propre surprise et sans savoir très bien où j’allais. N’importe ! les guides intelligens et courtois ne manquent pas en Canada, et ces guides-là portent presque toujours une soutane. Je rencontrai à bord un prêtre qui ressemblait de visage à M. Renan et qu’on me présenta comme le supérieur du séminaire de Chicoutimi. Véritable bonne fortune pour moi, car M. l’abbé Huard a vu des choses si nouvelles sur la côte nord du bas Saint-Laurent, et surtout son œil perçant de