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de mon voyage, disait-il, n’était pas de courir à l’étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, mais d’examiner l’agriculture, afin d’imiter ce que j’y pourrais trouver de bon et d’applicable à l’Angleterre. » Ce fut un beau jour que celui où, dans les environs de Paris, il lia connaissance avec la chicorée, cichorium intybus : « Je ne vois jamais cette plante sans me féliciter d’avoir voyagé pour quelque chose de plus que pour écrire dans un cabinet, et sans me dire que son introduction en Angleterre serait assez pour que l’on dise d’un homme que ce n’est pas en vain qu’il a vécu. »

Mais Arthur Young n’était pas un empirique ; il avait une de ces intelligences ouvertes et généreuses, qui ennoblissent les plus petites questions en les rattachant à de grands intérêts, et tour à tour il procédait du petit au grand et du grand au petit. Il était fermement persuadé que les institutions, la politique exercent une influence considérable sur la culture des champs et des jardins, qu’à la façon dont un peuple soigne ses choux et ses navets, on peut juger s’il est bien ou mal gouverné, et partant, il s’intéressait à la politique presque autant qu’à la chicorée, ce qui n’est pas peu dire.

Pendant un séjour qu’il fit à Nangis, chez le marquis de Guerchy, il écrivait : « Le château de mon ami est mieux bâti qu’on ne le faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents ans ; je crois que cette supériorité était générale en France dans tous les arts. On y était, j’en suis presque sûr, du temps de Henri IV, bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les rues, les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous sommes parvenus à changer de rôle avec les Français. » Le 26 juillet 1789, il passa à l’Isle-sur-Doubs un mauvais quart d’heure. Ayant négligé de piquer à son chapeau la cocarde du tiers-état, on le soupçonna « d’être un seigneur déguisé et un coquin de première volée. » Il se tira d’affaire en haranguant la foule du haut du perron de son auberge, et pour la convaincre qu’il était homme de bien : « Messieurs, dit-il, nous avons en Angleterre un grand nombre de taxes qui vous sont inconnues à vous autres Français ; mais le tiers-état, les pauvres en sont exempts, ce sont les riches qui payent. Toute fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a plus de six ; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, et non pas le jardin du petit propriétaire, le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses domestiques et pour la permission de chasser les perdrix de son domaine, le pauvre fermier n’acquitte pas ces charges, et bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au soulagement du pauvre. » Son discours fut applaudi à tout rompre, et