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de votre oncle ; ils se contenteront de 250 000 francs ; j’ai arrêté les poursuites, car je connais beaucoup de juges. Ma fille est à vous avec son million, moins ces 250 000 francs, soit 750 000 francs. » Henri accepte, avec très peu d’hésitation.

Mais, si Henri est ignoble, sa petite sœur Madeleine est exquise. C’est une ingénue sans niaiserie ni timidité. Elle était l’amie intime de Suzanne Tillier, l’orpheline si vilainement séduite par Henri. (Et je ne vous ai pas assez dit combien cette Suzanne était charmante. Ce n’est plus la fille-mère geignarde et un peu hypocrite du théâtre d’autrefois. Elle a, notamment, la franchise de se reconnaître responsable de sa propre chute.) Dans un second acte, — épisodique, oui, mais touchant et d’un esprit généreux, — Madeleine s’en vient chez Suzanne, l’embrasse, la console, est charmée qu’elle ait un bébé, ne s’effare pas une seconde de la « situation irrégulière » de son amie. Elle-même, tandis que son frère ne cherche que l’argent dans le mariage, n’y cherche que l’amour et profite de la débâcle de sa famille pour épouser un bon petit garçon, à peu près sans le sou, qu’on lui avait refusé jusque-là. Mariée, elle recueillera chez elle Suzanne et son bâtard. et la mère de Madeleine, brave femme, la laisse faire. « La bourgeoisie, dit Piégois attendri, sera sauvée par les femmes. » Ainsi soit-il. — Remarquez ici la décroissance, heureuse après tout, du pharisaïsme public. Des choses que Dumas fils, il y a trente ans, n’aurait hasardées qu’avec un luxe de préparations, et qu’il eût tour à tour insinuées avec des finesses de diplomate ou imposées avec des airs de dompteur, passent maintenant le plus aisément du monde et sans l’ombre de scandale.

Ce que je ne puis vous dire, c’est, dans cette histoire un peu éparse et que je suis loin de vous avoir résumée tout entière, l’esprit, l’observation pénétrante, la finesse des remarques sur le train de la société actuelle (exemple : « Il y a aujourd’hui tant de déclassés qu’ils formeront bientôt une classe »), et, partout, l’admirable naturel du dialogue. — La pièce a été jouée de façon remarquable par MM. Numès, Boisselot, Lérand, — ces trois-là, de premier ordre, — par Mlle Yahne, mordante et tendre tour à tour, par l’excellente Samary, par le cordial Nertann, par Mlles Mégard et Duluc, et par MM. Gauthier, Maury et Numa.


Don Juan, Hamlet, Faust (et encore, si l’on veut, Alceste et René), voilà des figures que les auteurs dramatiques feront bien, selon moi, de laisser dormir un peu ; non parce qu’elles sont trop connues, mais,