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d’accomplir ses trois années de service effectif et disposé à rengager pour trois ans au titre de l’armée coloniale. L’Etat y trouverait son avantage, puisqu’il n’aurait plus à payer en primes une somme assez considérable ; l’armée également, puisque son recrutement serait assuré en hommes faits et déjà instruits. Il n’y aurait pas d’intérêts de lésés et tout semble se réunir pour rendre cette proposition acceptable. On peut tenir pour certain, néanmoins, qu’elle sera écartée au nom de l’égalité. On redoutera de paraître créer un privilège exclusivement à l’usage des riches. — L’égalité ! Mais c’est dans le service militaire qu’elle existe le moins. — Prenons un groupe de jeunes gens venant de défiler devant le conseil de révision. Celui-ci, parce qu’il a la vue basse ou la poitrine trop étroite, regardera, les bras croisés, ses camarades partir, sac au dos, pour la frontière. Cet autre, fils unique d’une mère dix fois millionnaire peut-être, ne sera assujetti, comme soutien de famille, qu’à une seule année de présence sous les drapeaux. Il en sera de même de ceux-ci : les uns, parce que, grâce à la situation de fortune de leurs parens, ils ont pu travailler et acquérir un diplôme qui leur confère ce privilège, les autres, parce qu’ils ont eu la chance d’extraire de l’urne un numéro élevé ; les derniers enfin, auxquels leurs familles n’ont pu faire donner l’instruction nécessaire ou dont la main a été moins heureuse, feront intégralement leurs trois ans. Où est l’égalité dans tout cela ? On la cherche sans la trouver, et l’on ne peut pas la trouver, car ces inégalités répondent à des nécessités sociales ou budgétaires, desquelles il est impossible de ne pas tenir compte.

Au lendemain de la guerre, nous avons fait de nombreux emprunts à nos vainqueurs pour la reconstitution de notre état militaire. Il nous reste quelque chose à apprendre d’eux : c’est ce sens pratique des intérêts véritables de l’armée qui leur fait arbitrairement, sans tenir compte de l’égalité, n’incorporer qu’une portion du contingent, et ne donner à l’autre qu’une instruction sommaire, qui leur fera renvoyer au bout de six mois un homme du train, s’ils jugent son instruction suffisante, grâce auquel, enfin, il ne sera pas instruit un homme, ni dépensé un mark, sans que l’instruction de ce soldat et l’emploi de ce mark ne soient directement profitables à l’armée. Nous n’en sommes pas là et, au nom de l’égalité, nous dressons à mettre ses balles dans la cible un jeune séminariste qui, en cas de guerre, ceindra ses