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alliance offensive et défensive ; en cas de refus, l’ambassadeur russe quitterait Constantinople avec tout le personnel de la légation.

Menchikoff arriva en autocrate menaçant. Avant de débarquer, il avait passé en revue les forces navales de la Russie dans la Mer-Noire ; il se rendit à l’audience du Sultan en costume de ville ; au sortir, il passa sans s’arrêter devant l’appartement du ministre Fuad, fallacieux, disait-il, parce qu’il était favorable aux Français ; il imposa Rifaat, recommandé par l’empereur Nicolas ; exigea d’être toujours admis auprès du Sultan sans avoir à demander une audience.

Abdul-Hamid, esprit fin, poli, charmant, n’avait pas seulement sur son visage la mélancolie fatiguée de l’homme qui abuse du harem ; il en avait aussi la faiblesse dans sa volonté affaissée. Envoyer à ses cadines ou à ses eunuques des bourses prélevées sur son pauvre peuple le préoccupait beaucoup plus que d’arrêter les empiétemens de la Russie ; toute menace résolue venait à bout de lui, et qui pouvait l’aborder à toute heure était assuré d’en devenir le maître.

Le tapage de l’insolente ambassade ne tire pas Aberdeen de sa torpeur pacifique ; il retient sa flotte à Malte et demeure immobile. Que l’Empereur fasse de même, et les Turcs cèdent. Mais il ne convenait pas à Napoléon III que la querelle se terminât de la sorte. Il soutient le courage du Sultan par un acte énergique, promptement résolu et accompli. Il réunit ses ministres en conseil extraordinaire. Drouyn de Lhuys relevé avec force ce qu’il y a d’intentionnellement blessant, d’intolérable, dans la démarche du Tsar ; elle nous atteint autant au moins que le Sultan. Ceci dit, il tourne court : « Gardons-nous d’une démarche menaçante, qui nous engagerait dans une guerre avec la Russie, sans la certitude que l’Angleterre nous appuierait. » Tous les ministres se rangèrent à cet avis. Persigny seul soutint qu’il fallait aller de l’avant sans se préoccuper de l’Angleterre ni la consulter. Tant que l’on s’en tiendrait aux colloques confidentiels avec Aberdeen, elle resterait inerte, mais, comme elle n’a jamais vu avec satisfaction son gouvernement devancé par qui que ce fût, surtout par nous, dans la défense de Constantinople, elle obligera ses ministres à nous suivre si nous prenons l’initiative. L’Empereur n’avait pas dissimulé ses mouvemens d’impatience, tandis que les ministres opinaient ; il interrompit Persigny au milieu de ses développemens et dit : « Persigny a raison. Si nous envoyons notre flotte à