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point poussés par la curiosité, incapable de mettre autour des cœurs le triple airain nécessaire pour affronter la mer ; ils eurent pour mobiles l’intérêt, le besoin. Les Phéniciens, sur les flots bleus de la Méditerranée, allaient s’approvisionner d’esclaves et de métaux pour les vendre ailleurs et parce qu’il leur était impossible de demeurer confinés sur l’étroite bande de terre limitée par la chaîne de montagnes les séparant de peuplades ennemies. Les pirates scandinaves, à bord de leurs légers drakkars à la proue recourbée en tête de dragon ou d’oiseau de proie, à travers les vagues glauques et les tempêtes de la mer du Nord, fuyaient une patrie vaste mais inféconde où le temps qu’il était inutile de consacrer à l’agriculture, aux arts tranquilles de la paix, se dépensait à des luttes sociales, à de perpétuels combats, à des victoires et par conséquent à des défaites après lesquelles le vaincu était obligé de se soustraire à la vengeance ou à l’oppression du vainqueur. Tel, il y a peu d’années encore, le Polynésien, chassé par la famine loin de son île devenue trop peuplée, faisait voler sa pirogue à balancier, à haute voile de natte, sur la grosse houle du Pacifique. À tous ces navigateurs, la mer, malgré ses périls, devenait un refuge. Celui qui ne se sent séparé que par quelques planches des abîmes mouvans où son regard s’égare quand, profitant du creux des lames, il essaie d’y pénétrer, comprend que des forces effroyables l’enveloppent, le dominent et que, trop immenses pour être vaincues par aucune puissance humaine, la lutte brutale est interdite et qu’on ne doit en appeler qu’à l’adresse et à la science. Tous les marins sont des savans, les uns peu, les autres beaucoup, selon qu’ils le peuvent, afin de s’expliquer les phénomènes qui s’accomplissent autour d’eux et dont ils seront le jouet s’ils ne se mettent en mesure de les prévoir pour en tirer sûreté d’abord et profit ensuite. Quelle utilité que de savoir les régions probables de calme et d’ouragans, l’intensité et la direction des courans et la liaison mutuelle des phénomènes de la terre, du ciel et des eaux qui permet, l’un d’eux étant observé, de deviner l’autre et de le dompter à l’avance, s’il est à craindre. Plus l’humanité se perfectionnait, plus s’accroissait la somme des faits reconnus, plus il devenait indispensable de les coordonner, plus la légende et l’empirisme se transformaient en science.

Ainsi se passèrent l’antiquité et le moyen âge ; ainsi procédèrent ces rôdeurs de la mer, comme les appelle Michelet : Islandais, Arabes, Dieppois, Basques. On ne saurait admettre que les