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proposition : la fuite de celui qui avait entraîné tant de braves gentilshommes dans un complot périlleux ressemblerait à une lâcheté. Tous se récrièrent contre l’ingérence de Thérèse : une scène très vive suivit ; l’un des affiliés observa que la présence de la Rouerie exposait ses amis au danger d’être arrêtés ; qu’en ce moment même, la municipalité de Saint-Malo « le faisait chercher partout dans la ville, où le bruit public le disait caché ». Lui, grave, impassible, le front dans les mains, écoutait en silence ; mais sa résolution était prise : il était de cette race d’hommes qu’on pouvait croire éteinte depuis les temps féodaux, et qui, tout à l’action, ne faisaient aucune dépense superflue de sensibilité.

— Messieurs, dit-il enfin, je suis très touché de vos efforts et surtout du motif qui les dicte ; mais la pensée de Mlle de Moëlien peut être aussi celle de quelques autres qui, seulement, n’auraient pas sa franchise. Mon parti est donc irrévocable : je resterai ; il ne sera pas dit que j’ai imposé à personne un fardeau dont je n’aurais pas pris la plus large part.

Sur ces mots, il congédia les conjurés et resta seul avec Fonte-vieux et Chévetel qu’il projetait d’envoyer vers Calonne et les Princes ; il prit quelques dispositions en vue de leur départ et, le soir même, il quitta la Fosse-Ingant.

Thérèse s’était occupée à lui trouver une nouvelle retraite : son choix était tombé sur la Mancellière, ce château du comte de Noyan où la conjuration bretonne avait pris naissance. Le petit-fils de M. de Noyan, alors de séjour à la Mancellière, a tracé un croquis très vivant de l’entrevue de Thérèse et du comte :


J’étais alors, dit-il, dans ma quinzième année. Je remarquais bien qu’il se passait dans le château quelque chose d’extraordinaire. On y arrivait à toute heure de jour et de nuit ; on parlait bas en ma présence ; les hommes se réunissaient dans des chambres écartées et y restaient enfermés longtemps. Mon grand-père me regardait comme un enfant et se méfiait de mon imprudence. Mais ma mère, sûre de ma discrétion, n’avait rien de caché pour moi. Ma curiosité fut un jour vivement excitée par l’arrivée d’une grande et belle personne dont la présence me sembla causer une émotion extraordinaire. Sa visite fut courte et solennelle. Après avoir conféré avec mon grand-père en grand secret, elle remonta à cheval et partit au milieu de la nuit.

Ma mère me conta que ce mystérieux personnage était Mlle de M…, cousine et intime amie du marquis de la Rouerie. Elle venait prévenir mon grand-père que la Rouerie, caché dans les environs, arriverait le lendemain au château et se proposait d’y passer quelques semaines. Mon grand-père répondit que M. de la Rouerie serait chez lui le bienvenu. Mais il ajouta