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genre : son principal titre de gloire était d’avoir livré Monnier de la Carré et ses nombreux complices.

Jamais l’imagination d’un romancier n’est parvenue à créer figures aussi répugnantes que celle des deux personnages qui vont, désormais, occuper tant de place dans notre récit. Chévetel et Lalligand, égaux dans l’abjection, avaient de la trahison une conception toute différente : le premier mettant un masque et des gants pour se vautrer dans la boue, travaillant sous un nom supposé, sournois, mielleux, poltron, n’ayant que le courage du baiser de Judas, cachant, même à ceux qui le paient, ses moyens d’action et son but ; le second, cynique et vantard, fier de son rôle, exaltant les services qu’il rend, recevant l’argent de toutes les mains, vendant aux gens leur propre tête, jouant au diplomate, au général, au philanthrope avec une verve déconcertante, traitant le ministre de mon cher ami, et ne voyant dans l’aventure qu’un commerce lucratif qu’il gère, d’ailleurs, avec une habileté consommée. Entre ces deux hommes, il n’y a qu’un point commun, c’est le mépris que, dès la première heure, ils éprouvent l’un pour l’autre.

Lalligand est le type achevé de ces personnages louches, pour qui la révolution fut une carrière : chassé de la gendarmerie après un an de service pour avoir mis en circulation de fausses lettres de change, il fit peu à peu tous les métiers, s’établit marchand de bois, joua du violon dans un théâtre, — c’est là sans doute qu’il se lia avec Fabre, — fut condamné à quinze ans de fers comme faux monnayeur, s’évada de la prison d’Autun, passa en Savoie d’où il fut expulsé pour crime de rapt, rentra en France dès le début de la Révolution, et, pensant faire oublier son passé, se prononça hautement pour la Cour ; il se donna le luxe d’émigrer, reparut à Paris pour offrir au Comité de Défense générale d’enlever les deux fils du Comte d’Artois, fut agréé dès le 10 août, servit d’espion à tout le monde et se trouva juste à point pour profiter de l’aubaine que lui valaient l’intimité et l’estime de Fabre d’Églantine. Il accepta avec reconnaissance, jugeant qu’il y aurait en Bretagne de l’argent à gagner. D’ailleurs il était bien vu du nouveau régime, étant le cousin du conventionnel Bazire, parenté dont il se montrait fier.

Chévetel et Lalligand quittèrent Paris le 7 octobre, voyageant isolément : ce dernier faisait route avec un camarade, nommé Burthe, homme à tout faire, qu’il emmenait comme officieux. Il