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Rouerie qu’on espérait y trouver avait disparu. Mais Jean Chouan et ses hommes, prévenus de l’expédition, rejoignirent les Patauds au Bourgneuf : une bataille en règle s’engagea ; les bleus étaient bien armés, les paysans n’avaient, pour la plupart, que des faux ; ils se battirent cependant avec tant de rage que les gardes nationaux prirent la fuite en désordre, laissant dix-huit des leurs sur le terrain du combat.

« Dans cette première bataille livrée par les royalistes du Bas-Maine, on remarqua, dit un contemporain, un fait qui se renouvela plus d’une fois durant la guerre des Chouans et qui semblait ramener au temps des aventures merveilleuses de la Chevalerie. Un homme, inconnu de tous, parut inopinément au commencement de l’action et se mit à la tête des paysans. Agissant en chef, il prend le commandement, donne les ordres, dirige les mouvemens, se porte partout où le danger l’appelle, anime les combattans de sa voix et de son exemple et, l’affaire terminée, se retire sans se faire connaître.

« Celui qui se montra ainsi dans la journée du Bourgneuf, portait le costume des gens du pays ; mais sa tournure, son langage, son brillant fusil de chasse, ses mains que le travail n’avait point brunies, le faisaient assez remarquer. Jean Chouan, seul, paraissait le connaître : c’en était assez pour que tout le monde s’empressât de lui obéir. »

Ainsi le marquis de la Rouerie se faisait la main en attendant l’heure de l’action générale : il chassait le bleu comme jadis, à son retour d’Amérique, il avait chassé le loup dans les bois de Gatines et de Blanchelande. Les paysans l’aimaient à cause de sa force et de son audace, et aussi pour sa franchise familière, sa gaieté et ses élans de brusque bonté. Il faisait d’eux ce qu’il voulait et, voyant leur dévouement quasi bestial, qu’il comparait mélancoliquement aux prudentes tergiversations de ses amis de l’émigration, il se reprenait à croire au triomphe de sa cause et se voyait déjà, tant son imagination romanesque était prompte aux reviremens, entrant en vainqueur dans Paris, à la tête d’une armée de paysans à longs cheveux, à guêtres de cuir, portant la faux sur l’épaule et chantant les vieux airs bretons.


G. LENOTRE.