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lieu de croire qu’elle nous réserve plus d’une surprise, de toute nature. Aucun ami de l’Espagne ne la suivra sans une sympathie mêlée d’inquiétude, et aucun ami des Américains sans quelque tristesse. A n’envisager les choses que du point de vue européen, l’Espagne a le droit pour elle, ou plutôt tous les droits, y compris celui du premier occupant ; et, sous la menace d’une lutte prodigieusement inégale, elle s’est montrée digne de ses traditions d’héroïsme chevaleresque. Il y a de la grandeur dans la résignation fière avec laquelle elle a poussé les concessions jusqu’aux dernières limites ; il y en a, dans l’explosion de colère patriotique par laquelle, sans en vouloir entendre davantage, elle a répondu à l’ultimatum américain ; il y en a dans la soudaineté même, et la sincérité, avec laquelle tous les partis, oubliant leurs divisions, se sont unis pour la défense de l’honneur national attaqué. Mais, d’autre part, il y a bien aussi quelques Cubains dans l’affaire, qui mettent en avant de terribles griefs, et qui ne font après tout, en secouant le joug de la métropole, s’ils ne peuvent plus le supporter, que ce que le Pérou, jadis, ou le Mexique ont fait. Et puis, quand les Américains déclarent qu’ils n’ont pris les armes qu’au nom de leurs intérêts gravement compromis ou lésés, et au nom de l’humanité, nous devons les en croire, sauf d’ailleurs à penser qu’ils en eussent pu trouver d’autres moyens et, en raison même de leur supériorité de ressources et de puissance, montrer plus de patience. La guerre était-elle vraiment inévitable ? et la « pacification » de la grande île n’eût-elle pu s’opérer d’une manière moins belliqueuse et surtout plus diplomatique ?

Toutes ces réflexions sont sans doute inutiles, mais on ne peut s’empêcher de les faire. L’opinion française, en penchant, comme il semble, et peut-être un peu trop, du côté de l’Espagne, ne saurait oublier qu’en dépit des vicissitudes de la politique, il y a plus d’un lien d’ancienne amitié entre la France et l’Amérique. Il nous faut maintenant attendre les événemens ! en souhaitant, — non seulement pour l’Espagne et pour les États-Unis, mais pour le monde entier, — que la guerre soit courte, et, si l’Espagne devait perdre Cuba, que les Américains ne tirent du moins de leur triomphe d’autre profit que de l’avoir remporté.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.