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fête. Les fenêtres et les toits des maisons sont remplis de spectateurs. Pendant ce temps, le nombre des gardes nationaux s’est également accru : ils sont au moins quinze cents ou deux mille ; beaucoup de leurs officiers portent la Légion d’honneur, et je dois dire que leurs hommes leur obéissent assez bien.

Quant à nous, quoique salués souvent par des cris enthousiastes de « Vive la troupe ! Vive la ligne ! » nous n’étions pas dans une situation brillante. La foule s’était tellement rapprochée, que nous étions en quelque sorte ses prisonniers. Il nous eût été impossible de manœuvrer ou même de changer de position. Il eût suffi du moindre incident pour que le peuple, qui n’était point encore hostile, le devînt et se jetât sur nous. Nous n’aurions pu nous servir de nos armes, d’abord parce que nous manquions de place, et ensuite parce que nous n’aurions pas osé tirer sur des masses composées en majeure partie de femmes et d’enfans. Et puis, de toutes les fenêtres on nous aurait lancé mille projectiles improvisés, on nous aurait assommés à coups de pierres, de tuiles ou de meubles qui nous seraient tombés sur la tête drus comme grêle. Qu’un soldat maladroit, manquant de sang-froid, eût laissé partir son fusil, qu’un ordre eût été mal interprété par la foule, et certes, c’en était fait de nous !

Officiers et soldats comprenaient la gravité de la situation et, grâce, sans doute, à cette connaissance exacte du danger, ils gardèrent leur calme et conjurèrent la catastrophe.

Pour ne laisser aucun doute sur nos dispositions pacifiques, le lieutenant-colonel Duhout nous fait mettre l’arme au pied. Les heures s’écoulent et nous paraissent d’une longueur effrayante. De l’endroit où je suis, je distingue le portail de l’hôtel de ville : de deux à cinq heures, j’y vois entrer députations sur députations ; jusqu’à la porte, elles sont accompagnées par des gardes nationaux ; à l’intérieur, ce sont des gendarmes et de nos camarades du 10e qui les conduisent. Car tout l’hôtel de ville est plein de troupes : les délégués viennent justement en demander l’évacuation ; la police et le maintien de l’ordre seront confiés à la garde nationale. Ni le préfet, ni les généraux n’osent prendre une décision ; ils parlementent pour gagner du temps, sans toutefois opposer un refus catégorique.

Entre cinq et six heures, une immense clameur s’élève dans la foule ; de frénétiques applaudissemens partent de toutes les fenêtres. Les autorités ont cédé.