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aussitôt en mesure d’être touchés par ses œuvres ; il ne faut pas qu’ils soient arrêtés et retenus au seuil par les lenteurs d’une laborieuse préparation. Il ne faut pas que l’art, par la multiplicité des connaissances qu’il exige pour devenir accessible, fasse de ceux qui le goûtent aussi bien que de ceux qui le pratiquent : des spécialistes. C’est ici non plus seulement la doctrine de l’art pour l’art, mais celle de l’art pour les artistes. Au lieu donc d’élever des barrières, au lieu de creuser un fossé ou un abime entre la masse du public et l’artiste, il importe de les rapprocher. Et puisque d’ailleurs plus un artiste a exprimé sa pensée avec plénitude et réalisé complètement ce qu’il voulait faire, plus son œuvre gagne en netteté et en clarté, c’est donc un nouveau critérium du mérite d’une œuvre d’art. Elle sera d’autant plus élevée dans l’échelle des valeurs, qu’elle sera plus simple.

Comment l’art parviendrait-il à se faire entendre de tous les hommes, si ce n’est en les entretenant de ces intérêts communs qui de tout temps les ont unis et en vue desquels ils se sont organisés en société ? Dans les époques primitives, l’art se confond avec la religion parce qu’ils poursuivent tous deux une même fin. Le poète est prêtre et législateur. Peu à peu les sociétés s’écartent de l’idéal religieux ; mais l’humanité ne change pas ; sous d’autres formes ou sous d’autres noms, ce sont les mêmes questions qui s’imposent à elle et ce sont les mêmes problèmes, dont elle sait bien qu’on ne trouvera jamais le dernier mot, mais auxquels elle veut qu’on apporte à mesure des solutions capables d’endormir pour un temps son inquiétude. Que sommes-nous venus faire ici-bas, d’où venons-nous, où allons-nous, comment devons-nous nous comporter dans ces courtes années qu’il nous est donné de vivre, et qu’est-ce qui fait le prix de la vie ? En fait, toutes les œuvres d’art dont les hommes ont gardé le souvenir sont celles qui leur ont apporté, vaille que vaille, une réponse à ces questions. Il n’est pas de grande œuvre où ne soient posés ces problèmes de la destinée, de la vie et de la mort, du bien et du mal, du devoir et de la passion. En outre, l’humanité ne reste pas stationnaire. En dépit de ces retours de brutalité et de barbarie qui affligent la pensée et donnent à la théorie du progrès de si cruels démentis, elle tend vers le mieux. Lentement et à travers toute sorte de secousses, sans cesse contrariée dans sa route mais jamais arrêtée, meurtrie mais non lassée, fatiguée mais non découragée, elle tend vers une forme de société où il y aurait plus de justice et plus de bonheur. C’est ce qui donne à l’histoire de l’humanité sa signification, et qui, à tout prendre, en fait la noblesse et la grandeur. L’objet de l’œuvre d’art est d’aider les