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L’individualisme des citoyens, l’individualisme des cités, voilà ce qui fit la grandeur, mais aussi la faiblesse de l’esprit grec. Jamais les Hellènes n’eurent ni l’esprit de suite ni l’esprit d’organisation qui devaient caractériser les Romains. L’amour de l’indépendance est d’ailleurs, pour la volonté, un mobile moins positif que négatif : l’important est de savoir l’usage qu’on fera de sa liberté. Par ce qu’il devait à ses origines germano-galates, le Grec eut l’amour de la liberté personnelle ; par ce qu’il devait à la configuration morcelée de la Grèce, il eut l’amour de la cité libre ; mais la patrie ne fut pas pour lui cette vaste unité dans laquelle l’individu tend à se perdre comme l’infiniment petit dans l’infiniment grand. L’Etat, pour l’Hellène, c’est la cité, toujours viable et tangible, la ville où il est né, où sont nés ses ancêtres, le séjour de la famille séculaire, le foyer élargi autour duquel viennent tour à tour se ranger les générations.

La grande conscience collective ne put donc se développer chez les Hellènes comme chez les Romains. En face d’un péril, lorsque le barbare menaçait, les cités savaient sans doute unir leurs efforts : mais l’union n’était ni entière, ni durable. Le danger disparu, la rivalité reparaissait entre les cités grecques. Cette rivalité les avait fait vivre, elle devait les faire mourir. Aucune de ces cités, sauf peut-être la Rome du Péloponèse, Sparte, n’eut l’ambition constante du pouvoir, de l’influence sur autrui : l’Hellène, en général, n’était pas dominateur. Il n’éprouva donc, à aucun point de vue, le désir impérieux de l’unité. Cette caractéristique de l’histoire grecque provenait d’une qualité et d’un défaut de la volonté hellène : la qualité était le besoin d’être soi et maître de soi ; le défaut était le manque d’énergie et surtout de constance. On a fort bien dit que la Grèce eut des hommes politiques, mais n’eut pas, comme Rome, une politique.

Ce peuple dialecticien et artiste devait aboutir à la sophistique qui joue avec les idées, à la rhétorique qui joue avec les mots. Déjà, dans Homère, les héros passent une bonne partie de leur temps à discuter : eux aussi, comme les Galates, ils joignent à la passion du rem militarem celle de l’argute loqui, et la valeur de leurs bras n’a d’égale que la valeur de leur langue. Le goût de la dialectique, qui est la pensée s’exerçant sur elle-même et sur la pensée d’autrui, avec un beau détachement à l’égard des choses, fit des progrès étonnans chez cette nation raisonneuse. Et comme la parole est inséparable de la pensée, dialectique et rhétorique