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tant que ce qu’on aime peut vous échapper… Et c’est pourquoi Gilard court chez l’homme de loi.

Pendant son absence, Mme Roger elle-même se présente au logis et y rencontre Mme Gilard. Cette Mme Roger n’est point insignifiante. Elle n’a pas de peine, tant sa sincérité éclate aux yeux, à convaincre la bonne dame de son innocence. La lettre suspecte, qu’elle n’a pas encore décachetée, porte sans doute une adresse écrite de la main d’un monsieur élégant qui lui faisait un doigt de cour, mais n’est, en réalité, qu’une lettre de fournisseur. — « Alors, pourquoi n’avez-vous pas voulu la montrer à votre mari ? » demande Mme Gilard. Mme Roger en donne une raison délicate et fine (ou peut-être est-ce ailleurs qu’elle la donne ; n’importe) : « Mon mari, dit-elle, avait près de cinquante ans quand il m’a épousée : mais j’en avais vingt-huit et je n’étais donc pas une petite fille. Notre mariage a été, avant tout, un pacte de bonne amitié et de confiance. Quand mon mari m’a violemment demandé de lui montrer cette lettre inoffensive, il m’a semblé qu’il rompait ce pacte ; j’ai été offensée de me voir traiter par lui comme une petite femme coquette et fragile. Mais ma résistance a eu des conséquences si tristes que je suis prête à lui en demander pardon. » La scène est fort jolie.

Et la dernière est délicieuse. Mme Roger affronte le terrible Gilard, sous couleur de le consulter. Elle lui expose son cas avec une franchise habile et de l’air d’attendre son salut de lui seul. Elle chatouille en lui le haut fonctionnaire, l’ancien chef de service, l’homme qui a gardé le pli et le besoin de conseiller, de régenter, de débrouiller les affaires litigieuses et d’y chercher des solutions ingénieuses et conciliantes… Elle flatte aussi ce qu’il y a, dans son amitié pour Roger, d’impérieux et de protecteur ; elle n’ignore point, dit-elle, ce que Roger doit au grand ami dont il fut le disciple et comme le fils spirituel ; et elle est désolée des nécessités qui ont momentanément interrompu leurs relations… Gilard la croit, Gilard raccommode le ménage et ne se souvient même plus d’avoir voulu le défaire ; et l’on entrevoit qu’à l’avenir c’est de la femme de son ami que Gilard ne pourra plus se passer. Mais elle est assez fine pour ne pas se laisser opprimer au-delà d’une juste mesure. Tout est donc bien.

Seulement… Oui, il y a un seulement : que penseriez-vous d’un critique qui ne critiquerait pas ? Certes je ne demandais point à M. Abraham Dreyfus de faire une comédie « rosse » (genre démodé) ni de pousser à des conséquences irréparables l’implacable amitié de Gilard. Mais ce dénouement, que j’approuve et que je goûte, vient