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soin de nos plaisirs et d’une modestie, égale au talent de leurs hôtes, dont nous ne saurions trop les féliciter.

Oui, c’est bien la sensation du génie et, pour ainsi parler, de la musicalité allemande que nous ont apportée ces quatre virtuoses de l’orchestre. Sensation plus étendue et plus intense que ne peuvent aujourd’hui nous la faire éprouver les virtuoses de la voix. On comprend que la musique, où domine de plus en plus la symphonie, ait désormais pour interprètes obligés, au lieu de chanteurs, des chefs d’orchestre ; que ceux-ci la représentent, ou la symbolisent, et qu’elle soit contenue en eux. Ils semblent capables, ces grands musiciens, de la contenir tout entière. Ils « conduisent » par cœur. Leur mémoire est un musée sonore où tous les chefs-d’œuvre, et même les œuvres moindres, de toutes les écoles, sont gardées avec la même fidélité, le même respect et le même amour. Et songez que, pour les bien servir, cette mémoire doit être multiple. Il faut qu’elle comprenne et qu’elle leur rappelle à point, non seulement comme au comédien ou au chanteur des élémens successifs, mais des groupes et des combinaisons d’élémens. Aussi bien que dans le temps, cette mémoire agit en quelque sorte dans l’espace, et le mouvement, le rythme, la mélodie, l’harmonie, le timbre, sont les objets, divers autant que nombreux, auxquels il est nécessaire et merveilleux qu’elle suffise.

En vérité, c’est une étrange et magnifique fonction d’art que celle de chef d’orchestre. Belle d’abord de la beauté la plus individuelle, elle procure à celui qui l’exerce une joie, et à nous qui la voyons s’exercer un spectacle trop rare aujourd’hui : celui de la puissance unique, du commandement personnel et obéi. Le régime d’un orchestre est aussi opposé que possible à celui d’un parlement. Et, par un singulier privilège, ce pouvoir absolu se trouve être le moins égoïste de tous les pouvoirs. Très supérieur en ce point au chanteur ou à la cantatrice, le chef d’orchestre est le moins jaloux des artistes. Au lieu de faire tort aux autres, il les fait valoir. Il prend leurs intérêts plus que les siens. Loin de les offusquer, il les éclaire, et sur le plus grand nombre il reporte le plus de mérite et de succès.

Ce n’est pas tout : l’intelligence et le talent d’un chef d’orchestre ne profitent pas seulement à telle partie et comme à tel rôle particulier. Il comprend l’œuvre au sens le plus large du mot ; il l’embrasse tout entière, et de lui, par lui, tout entière elle s’illumine, s’accroît et s’embellit.

Son action enfin, la plus efficace de toutes, est de toutes la plus idéale. Non pas qu’elle ne puisse participer, et qu’elle n’en participe