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Elle sait que, dans la plupart des industries où la femme est employée, le travail est excessif à certains momens de l’année, qu’à d’autres il fait absolument défaut. Elle vit dans une crainte perpétuelle que, d’un jour à l’autre, son gagne-pain ne vienne à lui manquer, et qu’après avoir été surmenée pendant quelques semaines, elle ne demeure oisive pendant plusieurs mois. Cette crainte du chômage fait même adopter de préférence par plusieurs un genre de travail où les salaires sont moins élevés, mais où la morte-saison est moins à craindre. Elles acceptent de travailler pour la confection, comme elles disent dans leur langage, c’est-à-dire pour les magasins qui vendent des articles tout faits. On est moins payé, mais le travail est moins intermittent. Cependant, même dans la confection, on n’est pas sûre d’avoir de l’ouvrage tous les jours. Et puis, un moment de vivacité de la patronne, une querelle avec la première, peuvent, du jour au lendemain, vous mettre sur le pavé. Dans un bureau, ce n’est pas la même chose. Une fois qu’on y est entrée, si on fait consciencieusement son service, c’est pour la vie. L’administration dont on dépend est peut-être plus rigide que paternelle ; mais elle est absolument juste. Pour l’avancement, elle ne tient compte que des notes et de l’ancienneté. Elle ne vous renvoie pas arbitrairement, et quand on a fait avec régularité des additions pour son compte pendant vingt-cinq ans, elle vous assure souvent une petite retraite. L’employée est une sage qui renonce à la vie joyeuse et aux rêves d’avenir. Elle aura moins de bon temps que ses camarades du magasin ; elle ne s’établira jamais pour son compte ; elle ne deviendra pas patronne, comme d’autres dont elle a entendu parler ; mais son pain quotidien et sa vieillesse sont assurés : elle peut dormir tranquille.

Une considération d’un tout autre ordre pousse également la jeune fille vers les occupations administratives, que la situation sollicitée par elle dépende de l’État ou de sociétés privées. En cessant d’être ouvrière pour devenir employée, elle monte en grade à ses propres yeux. Elle était du peuple ; elle passe au rang de petite bourgeoise. Si l’administration qui l’emploie dépend de l’Etat, peu s’en faut qu’elle ne se considère comme fonctionnaire, et les rapports avec elle n’en deviennent pas pour cela plus faciles. Il y a quelques années, un grand restaurant, ouvert seulement aux femmes, avait été fondé dans le voisinage de la rue Jean-Jacques Rousseau. Les ouvrières qui venaient y