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employer une expression peut-être trop commerciale, un débouché serait mieux encore. La chose est-elle possible ? Quelques bons esprits l’ont cru, et j’ai partagé, dans une certaine mesure, leurs espérances. Avons-nous eu raison ? C’est ce que je voudrais chercher, en toute bonne foi.


VI

Au mois de janvier de l’année dernière, l’Union coloniale française, société dont le nom seul dit assez la nature et le but, se proposa d’organiser une conférence sur un sujet absolument neuf, en France du moins : l’émigration des femmes aux colonies. C’était le très distingué et dévoué secrétaire général de la société, M. Chailley-Bert, qui devait faire la conférence, et il vint, au nom de la société, me demander de la présider. Rarement j’ai été aussi surpris que par cette demande, car rien, absolument rien ne me désignait pour cet honneur.

En effet, je ne suis point un « colonial », comme c’est aujourd’hui la mode de l’être, même parmi gens qui seraient bien fâchés de perdre de vue les côtes de France. J’appartiens à cette génération dont la jeunesse a été coupée en deux par la guerre, et qui se serait volontiers fait un point d’honneur de demeurer hypnotisée devant la trouée des Vosges, suivant une expression aussi célèbre que, selon, moi, malheureuse. Lorsqu’on demandait à Newton comment il avait découvert les lois de l’attraction, il répondait : « En y pensant toujours. » Je crois que penser toujours à l’Alsace et à la Lorraine eût été la meilleure manière de les reconquérir, et que l’acceptation trop facile des conséquences de notre défaite par la plus grande partie de la génération nouvelle est un des symptômes les plus affligeans de notre état moral. C’est pour moi un perpétuel sujet d’étonnement que, conservant à ses flancs cette plaie béante, la France ait cru pouvoir s’embarquer sans péril pour des plages lointaines, et partir à la conquête d’un empire nouveau qu’elle serait singulièrement en peine de défendre, le jour où, comme il lui advint au XVIIIe siècle, elle serait aux prises avec une guerre à la fois continentale et maritime. « Pour fonder une colonie* lointaine, il faut être assuré d’avoir et de conserver l’empire de la mer. » Il y a soixante-sept ans que Tocqueville a écrit ces lignes. Elles n’en demeurent pas moins vraies pour cela. Je crains que nos « coloniaux » n’aient