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considérable. La vigne est peu exigeante ; elle s’accommode d’un sol pauvre, et se passe d’engrais ; elle veut seulement être bien exposée au soleil, à l’abri des gelées. Elle ne se soucie au surplus ni du progrès des méthodes, ni des perfectionnemens de l’agriculture, ni de l’invention des engins compliqués. Son entretien n’est que du jardinage ; sa récolte n’est qu’une cueillette. Son produit est du reste largement rémunérateur. Elle demande peu de travail et promet beaucoup de profit. Trompeuses amorces ! Il ne se peut que vous ne soyez dès maintenant assez familiarisés avec les procédés de la science sociale, pour deviner quelles tristes réalités se cachent derrière ce mirage décevant. Car il suffit d’un étroit carré de vigne pour faire vivre plusieurs personnes : les conséquences, pour ce qui touche à la constitution de la famille, vont être désastreuses. La vigne crée le type de la famille instable, intermédiaire entre le type communautaire et le type particulariste et qui n’a les avantages ni de l’un ni de l’autre. Dans les familles communautaires, les enfans sont du moins dressés à l’obéissance, au respect de l’autorité paternelle, à l’esprit d’économie. La famille particulariste est celle où on dresse l’enfant à l’initiative personnelle, à l’ardeur au travail, au goût du progrès, où on l’élève à se suffire à lui-même, à se retourner dans n’importe quelle situation : tranchons le mot, c’est la famille anglaise. La vigne n’est pas particulariste : elle est individualiste, et égoïste, ce qui est bien différent. Aussi est-on incapable, dans les pays de vignobles, de quitter le foyer pour aller chercher fortune ailleurs ; et il faut voir quels sont les rapports des enfans et des parens ! Les enfans n’ont en aucun temps ni respect, ni affection pour leurs parens ; devenus grands, ils emploient des procédés atroces pour les forcer à partager leur bien ; puis ils les abandonnent. Prévoyant les traitemens qu’ils en recevront un jour, les parens n’aiment leurs enfans que tant qu’ils sont en bas âge. La culture de la vigne est parcellaire : elle favorise la petite propriété ; elle crée une classe de petites gens dont il semble que l’esprit se rétrécisse à proportion et que l’horizon intellectuel se limite à la mesure de leur champ. Ne voyez-vous pas se dessiner la psychologie du vigneron ? Il a beaucoup de loisirs ; et on sait de combien de vices l’oisiveté est la mère. Il a le goût de la dépense et du luxe, car on dépense facilement l’argent facilement gagné. Il est imprévoyant, car il compte toujours sur une récolte extraordinaire ; et il se trouve pris au dépourvu par les mauvaises années. Il est prétentieux, se pose en bourgeois et dédaigne le paysan. « Il est enclin à critiquer : il est railleur, il est sarcastique, il voit facilement le côté ridicule des hommes et des choses, car la