Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendu les dots variaient selon la qualité des personnes, mais on se trouvait riche alors avec peu ; exemple le contrat de Magdeleine Bochart, sœur du gouverneur de Trois-Rivières, où figurent deux cents francs d’argent, quatre draps, deux nappes, six serviettes, un matelas, une couverture, deux plats, six cuillères, six assiettes d’étain, un pot, un chaudron, une armoire, une table, deux escabeaux, une huche, une armoire et une paire de cochons. C’était là un grand mariage ; il appartient au temps où les colons, peu nombreux, étaient triés sur le volet. Le roi facilita ensuite ce qu’il avait d’abord réprimé, il ouvrit la porte à tous pêle-mêle, sauf aux protestans qui eussent transporté en Amérique les forces vives dont la révocation de l’édit de Nantes privait la France. Louis XIV montra en ceci moins de libéralisme que tels de ses prédécesseurs, Charles IX ayant permis à Coligny de fonder un établissement calviniste dans la Floride[1] et Henri IV s’étant intéressé à l’entreprise du sieur de Monts en Acadie.

Le Canada, librement ouvert, cessa d’être ce qu’il avait été d’abord, une sorte de communauté religieuse. Le temps vint où la mode de Paris, au rouge près, fut suivie à Québec. Dans le récit de son voyage, fait au XVIIIe siècle, un très perspicace observateur suédois, Kalm, s’étend sur le charme des femmes de cette ville, quoiqu’il trouve celles de Montréal plus belles, plus sérieuses aussi ; mais il ajoute que les Québecquoises ont à un plus haut degré l’usage du monde et que leur laisser aller aimable plaît par son innocence même. Il reconnaît que les Canadiennes s’entendent aux soins du ménage ; toutes, sans exception de rang, vont au marché. Leurs magnifiques chevelures sont pour elles l’objet d’un

  1. Cette expédition ne réussit pas ; la jalousie des Espagnols conspira contre la colonie naissante. On connaît l’horrible épisode des huit cents Français qui, s’étant livrés sur parole, furent poignardés un à un par ordre de Menendez. Leur chef, un brave marin de Dieppe du nom de Ribaut, fut écorché vif et sa peau envoyée à Séville. Tous les cadavres, avant d’être brûlés, se balancèrent à des arbres auxquels on attacha l’inscription suivante : « Ceux-ci n’ont pas été traités de la sorte comme Français, mais comme hérétiques et ennemis de Dieu. »
    Catherine de Médicis laissa passer cet affront sans le punir, en haine des huguenots ; ce fut un simple particulier, marin hardi, bon catholique au demeurant, le chevalier de Gourgues, qui vengea l’honneur national. Il vendit tous ses biens, arma trois navires, gagna l’île de Cuba, puis la Floride où il se ligua avec les sauvages mal disposés envers les Espagnols. Ceux-ci venaient d’ajouter deux forts à celui qu’ils avaient enlevé aux Français. M. de Gourgues les prit tous les trois et tailla en pièces la garnison, sauf quelques hommes que, pour l’exemple, on pendit aux mêmes arbres où avaient été accrochées naguère les victimes de France. Puis, à la place de l’ancienne inscription, furent attachés ces mots : « Je fais ceci non comme à Espagnols, mais comme à traîtres, voleurs et meurtriers. »