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— Sire, nous vous le demandons pour empêcher un nouveau crime, pour empêcher qu’il y ait une victime de plus.

Le Roi, se méprenant à cette insinuation, avait cru que sa nièce voulait parler de lui ; il protesta.

— Comme mon neveu, je braverai les poignards. Il y a plus loin qu’on ne croit, malgré ce funeste exemple, du poignard d’un assassin au cœur d’un honnête homme.

— Ah ! Sire, répondit Madame, grâce à Dieu, nos craintes ne portent pas sur Votre Majesté, mais sur une personne qui vous est chère.

— J’aurai pour mon ami le même courage que pour moi-même, et je défie le crime pour lui comme pour moi.

En achevant ce récit, le Roi ajouta que, pendant toute la scène, le Duc d’Angoulême était resté derrière son père et sa femme, debout, silencieux, tête baissée, fuyant les regards de son oncle qui semblaient lui dire : Tu quoque ! La famille s’était ensuite retirée sans avoir rien obtenu.

— Que fera Votre Majesté ? demanda Decazes, quand le Roi se fut calmé.

— Ce que je ferai ? je ne céderai pas. Est-ce toi qui me conseillerais cette lâcheté ? Ne vois-tu pas qu’autant vaudrait abdiquer[1] ?

— Le Roi sait que je n’ai jamais été d’avis qu’il abdiquât ni en fait ni en droit. Il ne doit pas cependant se dissimuler les difficultés de la situation actuelle. Je les lui ai exposées dans ma lettre de tout à l’heure. La circonstance est trop grave pour que je ne lui dise pas la vérité tout entière en oubliant ce qui m’est personnel… Sire, lorsque Monsieur intervenait jadis dans les affaires de Votre Majesté, à l’occasion de la loi du recrutement, par exemple, nous étions bien forts pour lui résister. Il empiétait alors sur votre autorité, et j’étais le premier à conseiller à Votre Majesté de montrer à tous que c’était elle, elle seule qui était Roi. Aujourd’hui, l’empiétement de Monsieur sera excusé par la

  1. En reconstituant, d’après les notes de Decazes, cette curieuse scène, j’ai rétabli le tutoiement dont usait le Roi envers lui quand ils étaient seuls, comme dans ses lettres intimes, et je l’ai placée, à la date du 16 février, contrairement aux assertions de divers historiens qui disent qu’elle eut lieu le 18. Leur erreur provient de ce qu’ils n’ont connu que celle-là, alors qu’il y en eut au moins deux. Le Roi ne céda que dans la seconde. Sa correspondance, qui me sert de guide, est, à cet égard, un témoignage plus autorisé que tous les autres, même que celui de Villèle, qui ne savait qu’imparfaitement ce qui se passait aux Tuileries.