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quelque peu la foudre en bouteille. Pratiquement il en est résulté ceci : une heure de travail manuel, évaluée en pain ou en drap, en éclairage ou en boisson, procure maintenant moitié plus de denrées ou de marchandises qu’elle n’en procurait en moyenne, il y a cent ans. Le travailleur jouit ainsi d’un bien-être moitié plus grand que celui de ses aïeux immédiats. Comment donc ne se félicite-t-il pas sans cesse d’être venu au monde en un temps si favorable ? Pourquoi gémit-il, au contraire, lui qui est riche, tandis que les générations précédentes ne se plaignaient pas, quoiqu’elles fussent pauvres ?

Sans doute, c’est que le bien-être ne contribue que dans une faible mesure au bonheur ; il agit dans un domaine étroit en somme, satisfait quelques appétits, mais ne garantit pas la première de toutes les joies physiques, la santé. Pour les souffrances de l’esprit, pour les chagrins du cœur, la crue du bien-être est indifférente. La vie à cet égard demeure dure, mauvaise ; si mauvaise et si décevante que, chaque jour, quelques-uns d’entre nous volontairement la quittent et que beaucoup regardent comme une délivrance l’heure où ils seront quittés par elle.

Mais quoi ! ces douleurs morales, vieilles autant que l’humanité, ne provoquent pas plus de révolte, à notre époque et dans notre pays, qu’elles n’en suscitaient naguère. D’où vient que ce peuple et ce temps, assouvis de jouissances insoupçonnées par les autres peuples et les autres temps, est précisément indigné contre son sort sur ce seul chapitre où il devrait se réjouir ? Ouvriers de la douzième heure, pour qui s’est allégé le poids de l’antique et universelle misère, nous protestons avec fureur contre une destinée que les ouvriers des heures matinales eussent rêvée à peine ; eux qui acceptaient sans murmurer leur infortune, qui l’acceptent encore dans ces trois quarts du globe où l’homme est loin de pouvoir se repaître comme une vache dans un bon pré.

Il semble que le civilisé du XIXe siècle, depuis qu’il est vêtu, s’aperçoit de sa nudité ; la boisson dont est rempli son verre lui révèle la soif, et la conscience de ce qu’il possède engendre chez lui le sentiment de la privation. Il se connaît tout à coup misérable ; il l’est par conséquent, comme a dit Pascal, puisque c’est être misérable que de se connaître tel. Le fellah, le moujik, le paria, le bédouin, le nègre ou le Peau-Rouge ne se connaissent pas misérables ; aussi ne le sont-ils pas.