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Arméniens et qu’on ne devait plus les menacer. C’était, par une cruelle dérision, prétendre, d’une part, que les véritables coupables étaient les victimes, et avouer, de l’autre, que le souverain avait autorisé ces désordres, puisqu’il jugeait le moment venu d’y mettre fin.

A Diarbekir, les choses furent conduites avec une méthode plus infernale encore, sous l’œil du gouverneur, Aniz-Pacha. Bien renseigné, M, Meyrier, notre vice-consul, lui signala l’orage qui précède la tempête : « Il n’y a absolument rien à craindre, » lui répondit le représentant du sultan. « Nullement rassuré par ces déclarations, écrit notre agent à M. Cambon, j’ai prévenu immédiatement Votre Excellence de cette situation alarmante. Je ne mets pas en doute que Aniz-Pacha la connaissait mieux que moi et qu’un mot de lui pouvait arrêter tous ces désastres. » Le vali s’en abstint, et, deux jours après l’entrevue qu’il avait eue avec notre agent, le massacre des chrétiens a commencé. « Il a duré trois jours et trois nuits, sans discontinuer, dans un tel acharnement que ceux qui survivent sont encore à se demander par quel secours providentiel ils ont pu y échapper. Il a commencé à heure fixe, sur un signal donné, tel qu’il avait été réglé d’avance et sans provocation de la part de qui que ce soit... Ce n’est que le samedi que le massacre en règle a eu lieu. Jusque-là, on égorgeait les chrétiens dans les rues, on les fusillait en tirant des minarets ; ce jour-là, les assassins attaquèrent les maisons, procédant systématiquement. On défonçait les portes, on pillait tout, et si les habitans s’y trouvaient, on les égorgeait. On tuait tout, hommes, femmes, enfans ; les filles étaient enlevées. Presque tous les musulmans de la ville, les soldats, les zaptiés, les Kurdes, ont pris part à cet horrible carnage. » Des survivans, 3 000 ont pu se réfugier au couvent des Pères, 1 500 au consulat. Pendant que le sang coulait à Ilots dans la ville, 119 villages des environs étaient incendiés après avoir été pillés, et les 30 000 chrétiens qui les habitaient massacrés ou dispersés. « Je dois à ma conscience, dit M. Meyrier, en terminant la dépêche que nous analysons, de déclarer... que le gouverneur général, le commandant militaire, le chef de la gendarmerie sont restés impassibles devant ces scènes d’horreur et qu’ils n’ont absolument rien fait pour les arrêter, que, s’ils n’y ont pas participé directement, leur attitude était de nature à les encourager[1]... »

  1. Livre Jaune ; Supplément rapport de M. Meyrier, page 28.