Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une part, les mêmes duplicités de l’autre ; redire la lutte stérile dont nous avons rapporté les principaux traits en retraçant la crise arménienne. Il nous faut cependant nous y arrêter pour en retenir l’invariable attitude du sultan, les mécomptes de la confiance placée dans l’efficacité du concert européen.

A la suite de mouvemens antérieurs, la Crète avait obtenu de notables améliorations administratives, consacrées par un accord connu sous le nom de pacte de Halepa. La Porte les avait méconnues en soutenant les musulmans[1], bien moins nombreux dans l’île que les chrétiens. De là surgirent des conflits à main armée dégénérant en incendies de villages, en assassinats multipliés. Les puissances s’en émurent ; des représentations furent faites à la Porte. Voulant témoigner de ses dispositions, qu’il disait être conciliantes, le sultan résolut de doter la Crète d’un gouverneur chrétien et on appela, en effet, à ces hautes fonctions Carathéodory-Pacha. « Mais, écrit bientôt M. Cambon, on avait pris soin de lui retirer tout moyen d’action, toute autorité sur les fonctionnaires turcs[2]. » Les impôts ne rentraient plus ou insuffisamment ; et il se trouvait ainsi dépourvu des ressources nécessaires à la rétribution de ses agens. La solde de la gendarmerie était en souffrance de treize mois ; et cette force armée, chargée de maintenir l’ordre, se dédommageait en s’unissant aux pillards. On dut bientôt la rappeler des différens points de l’île et la placer sous la surveillance de l’armée régulière. Carathéodory se lamentait à Constantinople ; la Porte répondait par le silence à ses sollicitations. « En lui refusant les moyens de gouverner, le sultan a voulu rendre la position d’un gouverneur chrétien intenable et se ménager ainsi la possibilité de le remplacer par un musulman[3]. » Bientôt en effet, Carathéodory demanda à être relevé

  1. Ces musulmans ne sont pas des Osmanlis d’origine ou de naissance ; ils descendent, pour la plupart, de Candiotes passés à l’islamisme lors de la conquête de l’ile par les Turcs ou peu après, désireux de capter les faveurs des nouveaux maîtres, ou contraints par ceux-ci à apostasier. Généralement ils ignorent la langue turque et ils ne parlent que le grec, leur langue d’origine. L’idée chrétienne ne s’est pas totalement éteinte parmi eux ; dans certaines familles, les enfans sont à la fois baptisés et circoncis.
  2. Dépêche du 19 septembre 1895. — Livre Jaune (seconde série), p. 20.
  3. Livre Jaune, p. 35. Dépêche de M. Blanc. Déjà M. Cambon avait écrit : « Tous les meurtres commis par les musulmans, toutes les violences, tous les actes arbitraires reprochés aux fonctionnaires ou à la gendarmerie turcs sont la conséquence d’un plan arrêté qui a pour but d’exaspérer les chrétiens, de les pousser au désordre et d’atteindre ainsi la personne de Carathéodory en prouvant l’inutilité d’un gouverneur chrétien. » Livre Jaune, p. 20.