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qu’à leur juste valeur les récits qu’on y entend, il demeure certain qu’il s’y est fait un assez grand gaspillage, partie par manque de délicatesse, partie par inexpérience et négligence : les amas de rails rouilles et tordus, que l’on peut voir en plusieurs points des rives de l’Amour et qui ont été abandonnés là aux intempéries, par des bateaux que les glaces ont surpris durant une montée trop tardive, les traverses préparées trop tôt et commençant à pourrir avant d’être mises en place, que l’on aperçoit entre l’Iénisséi et le Baïkal, sont un témoignage d’incurie. D’autre part, en faisant des commandes de rails à de minuscules forges de la Sibérie centrale, dont l’outillage est aussi insuffisant que le personnel est incompétent et qui ne peuvent que livrer en retard un matériel de mauvaise qualité, on ne paraît pas s’être inspiré seulement du désir de stimuler des industries naissantes, mais aussi d’autres pensées moins hautes et plus pratiques. Enfin, les sommes destinées aux travaux n’y ont peut-être pas été toujours directement employées. Dans un ordre d’idées plus général, l’emploi de rails et de matériel provenant des usines russes, surtout de celles de l’Oural, et revenant à très peu près deux fois plus cher que s’ils avaient été achetés en Angleterre, augmente le prix du Transsibérien ; mais ceci est conforme aux idées protectionnistes qui prévalent partout aujourd’hui et à la politique de « colbertisme, » d’encouragement et de subventions à toutes les industries nationales, qui est particulièrement en faveur auprès du gouvernement russe.

La gestion financière du Transsibérien prête donc assez largement le flanc à la critique, et, si l’administration en eût chargé une société étrangère, — il s’en est présenté qui ont proposé d’exécuter les travaux à forfait dans les délais indiqués par le gouvernement russe, — le chemin de fer, aussi bien construit, aurait probablement coûté moins cher. Tel qu’il est fait, il n’en reste pas moins une grande œuvre qui fait honneur à un grand pays, et toute autre nation, sauf peut-être l’Angleterre et l’Amérique, aurait sans doute moins heureusement résolu le problème qui se posait devant les Russes. La coûteuse lenteur avec laquelle nous avons construit nos chemins de fer coloniaux ne nous donne pas le droit d’être sévères pour les fautes bien moins graves qui ont été commises dans l’exécution du Transsibérien.