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modèle, lui prête la physionomie qu’il conçoit. Aussi varie-t-elle suivant les artistes, et avons-nous d’un même personnage des bustes assez différens. Homère, par exemple, est tantôt un vieillard aveugle, sur qui l’âge a marqué profondément son empreinte ; il paraît inspiré, possédé par le transport poétique ; sa bouche entr’ouverte laisse échapper u les paroles ailées » que lui dicte la Muse. Tantôt il n’est plus aveugle ; c’est un homme vigoureux encore, plein de noblesse ; à l’agitation précédente a succédé sur sa figure une expression tranquille, reposée, majestueuse. De même Socrate. On se rappelle le charmant portrait qu’Alcibiade fait de son maître dans le Banquet de Platon. Il est tout pareil, dit-il, à ces figurines qu’on voit chez les marchands ; à l’extérieur elles ressemblent à des Silènes ; mais quand on les ouvre, on y trouve des images de divinités. Selon que les sculpteurs se sont plus attachés à l’un ou à l’autre de ces deux aspects, Socrate a passé à la postérité, tantôt avec des traits voisins de la caricature, avec la face railleuse et le nez camard de Silène, tantôt sous une forme ennoblie et idéalisée, qui reflète sa haute valeur intellectuelle et morale, son grand esprit et sa grande âme. Mais rien ne montre mieux tout ce qu’il y a de littéraire dans cette méthode que les portraits de Périandre et de Bias, deux des Sept Sages découverts à la villa d’Hadrien. Périandre aimait à répéter : L’étude est tout. Bias avait aussi sa maxime favorite : Presque tous les hommes sont mauvais. Ces deux sentences ont dicté en quelque sorte à l’artiste la façon de concevoir et de traiter les portraits ; et, pour que nul ne l’ignorât, chacune d’elles a été gravée sur le fût de Thermes. De là pour le tyran de Corinthe l’expression pensive, réfléchie de l’homme d’État qui médite, tandis que le regard profond interroge autour de lui ; pour le philosophe, l’expression assombrie, la bouche légèrement dédaigneuse, les sourcils froncés du pessimiste qui porte un jugement sévère sur le monde.

On se tromperait donc, si Ion croyait mortes alors toutes les traditions anciennes. L’imagination, la libre invention, la fantaisie même n’ont pas perdu tous leurs droits. Notez cependant la préoccupation qui se fait jour. Si aucune de ces images n’est ressemblante, on n’est plus uniquement soucieux d’embellir les traits. À côté de la figure surhumaine, il y a place pour la figure tout humaine, triviale, d’un Socrate. Le goût de l’exactitude, l’observation précise de la vie, la recherche du type individuel devient de plus en plus la marque propre du temps dont nous parlons.