Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/934

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sentiment, d’une excentricité qu’elle est de maintenant, c’est par cela seul en faire l’éloge. Une œuvre qui est d’un « modernisme aigu, » une plaisanterie qui est « bien d’aujourd’hui » est assurée de faire son chemin. C’est pourquoi l’écrivain qui veut plaire se préoccupe d’abord d’avoir cette qualité qu’aucune autre ne remplace, et qui tient lieu de plusieurs autres. Il ne se contente pas d’être de son temps, comme on en est, sans le vouloir ; il s’y applique ; il le fait exprès. Il flaire d’où vient le vent, et tâche de deviner quelle sera la mode de demain. Les modes vont vite, et elles sont changeantes ; il change avec elles. Il a de la souplesse, de l’agilité, de la désinvolture. Surtout il s’efforce de rejeter ce bagage qu’une longue tradition nous impose et qui alourdit d’autant la marche : opinions reçues, admirations consacrées, et autres vieilleries qui sentent l’école. Songez donc ! S’il allait passer pour un pédant ! Si on allait le prendre pour un professeur !...

Cette superstition, ou cette manie de la modernité est de date assez récente. On la voit apparaître au début du siècle dernier. Antoine Houdar de Lamotte en fut l’un des premiers atteint. Cela fait que sa célébrité, un peu bien passée, retrouve aujourd’hui quelque intérêt d’actualité, et cela donne à sa physionomie, un peu bien effacée, un certain air « moderne. » La médiocre étude qu’on vient de lui consacrer[1] nous est moins un secours qu’une occasion pour parler de lui.

Ce Lamotte était un aimable homme. Aveugle et impotent dès sa jeunesse, il garda jusqu’au bout la même sérénité d’âme. Tous ses contemporains s’accordent à louer la douceur de son caractère et l’aménité de son humeur. Recueillons ces louanges qui honorent sa mémoire, et pour le cas où nous aurions à contester la largeur de ses vues et la solidité de son jugement, commençons par rendre hommage aux qualités de son cœur. — Écrivain d’arrière-plan, il connut un jour les enivremens du triomphe. S’étant mis, passé la cinquantaine, à travailler dans le genre tragique, il eut la bonne fortune de rencontrer justement la manière dont les spectateurs d’alors voulaient qu’on les remuât. Inès de Castro fut un succès de larmes. On ne manqua pas de dire, comme c’est la coutume, que, depuis le Cid, on n’avait pas vu au théâtre un pareil succès. Ils sont plusieurs, dans l’histoire du théâtre, qui ont remporté des succès destinés à faire pâlir celui du Cid. Lamotte a sa place parmi eux, ainsi que l’autre Corneille, celui qui s’appelait Thomas ; il y aurait de l’injustice à l’oublier. — Enfin Lamotte avait de l’esprit. Si nous ne nous en apercevons guère, à lire ses œuvres,

  1. Un poète philosophe au commencement du XVIIIe siècle : Houdar de Lamotte, par Paul Dupont, docteur ès lettres, 1 vol. in-8o, Hachette.