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obscure conscience de cette irrémédiable médiocrité, et le dépit qu’il en conçut fut-il l’origine de ses « paradoxes » ? D’Alembert le dit dans son éloge de Lamotte. « Il voulait faire des vers et sentait que la nature ne l’avait pas fait poète ; il voulait faire des odes et sentait qu’il avait plus de logique que de chaleur, plus de raison que d’enthousiasme ; il voulait faire des tragédies et se voyait à une distance immense de Corneille et de Racine ; enfin, il voulait faire des fables et sentait que son esprit, dont le caractère était la finesse, essaierait en vain d’attraper la naïveté charmante de La Fontaine ; que lui restait-il donc à faire ? De soutenir, avec tout l’art dont il était capable, que l’harmonie et les images n’étaient point nécessaires à la poésie, la chaleur et l’enthousiasme à l’ode, la versification à la tragédie et la naïveté à la fable. Lamotte s’est fait une poétique d’après ses talens, comme tant de gens se font une morale suivant leurs intérêts. » Et voilà au moins une façon de faire l’éloge des gens ! Ce qui est certain, c’est que Lamotte était fertile en aperçus ingénieux et variés. Il parlait bien de ce qu’il connaissait mal. Sur les lettres et sur les sciences, et sur quelque sujet que ce fût, il était prêt à discourir suivant les règles du savoir-vivre. « Il disputait avec vivacité, mais sans emportement, sans aigreur, sans opiniâtreté, en homme du monde plutôt qu’en homme de lettres. » Lamotte est un homme du monde ; on s’accorde sur ce point. C’est donc le cas de voir, par son exemple, combien il peut tenir de pédantisme et de vanité dans la courtoisie et dans la modestie d’un écrivain homme du monde.

C’est l’habitude qu’on nous juge non pas sur les choses que nous disons, mais sur la manière et sur le ton dont nous les disons. Un écrivain qui s’est fait une réputation de douceur peut être cruel tout à son aise. Pourvu qu’il ait pris soin de montrer d’abord patte de velours, il peut égratigner les gens, librement, sans cesser de s’entendre louer pour son urbanité. De même il peut disserter à loisir, chicaner à son gré, et faire à lui seul l’office d’une légion de commentateurs ; pourvu qu’il ait eu soin de déclarer que d’ailleurs tout cela lui est fort indifférent, on ne le tiendra pas pour un cuistre. Telle est l’histoire de la dispute entre Lamotte et Mme Dacier. Lamotte ayant publié en tête de sa traduction en vers de l’Iliade un Discours sur Homère irrévérencieux pour le poète grec, Mme Dacier répondit par un factum sur les Causes de la corruption du goût auquel Lamotte riposta par des Réflexions sur la critique. Dans cette controverse Lamotte se plaint que Mme Dacier l’ait combattu avec une violence à laquelle il ne veut opposer qu’une politesse toute chevaleresque et quasiment galante. Les contemporains