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n’éprouvent pas le besoin d’ordonner les choses pour le plaisir de l’œil ; arranger, pour eux, ce serait déranger.

Pourtant, ce fond commun d’intelligence sérieuse et sincère a produit, en Allemagne et en Angleterre, des formes d’esprit très différentes. Là, on a eu le temps, après avoir mis en pratique le primo vivere, d’ajouter le philosophari. Ici, outre l’influence celte et normande, le tourbillon de la vie active, — industrie, commerce, politique, — a déterminé autrement la direction habituelle de l’intelligence. Quoique capable des longs raisonnemens, l’Anglais a dû se tourner vers l’expérience. Au lieu de spéculer à perte de vue comme le Germain, il observe ; au lieu de déduire, il induit ; aux vastes synthèses, aux généralisations, aux abstractions, il préfère l’analyse patiente des faits particuliers et concrets. Il ne se laisse pas prendre, comme l’alouette française, au miroir des systèmes. Sa vue nette et précise saisit le détail ; elle se défie des trop vastes horizons. Bacon parle en Anglais lorsqu’il dit : « Il arrive souvent que de basses et petites choses en expliquent de très grandes, beaucoup mieux que les grandes ne peuvent expliquer les petites. » Ainsi, dans un milieu nouveau et avec un but nouveau pour son activité, le vieux Germain est devenu éminemment positif.

Dans le domaine des faits, l’Anglais est un chercheur incomparable. Son éducation, depuis des siècles, la toujours tourné de ce côté ; son esprit est entré dans le moule. Il a un goût naturel pour collectionner des faits ; toute sa vie il en collectionne. Qu’il soit chez lui ou à l’étranger, il remarque, il note. L’Anglais dit : Il faut être bien informé, well informed, et pour cela voir de ses yeux ; le Français dit : Soyons au courant ; — un courant qui le roule avec les autres, voilà son idéal. L’orientation finale du vieil esprit germanique vers l’utilitarisme intellectuel chez les Anglo-Saxons est la preuve de l’influence qu’exercent le milieu social, les idées régnantes, les traditions historiques. La tête anglaise est devenue le premier des appareils enregistreurs. Le Français intellectualiste joue très souvent avec les notions et les déductions, qui le charment indépendamment des résultats pratiques ; il est artiste en idées. Si ses raisonnemens se tournent en actes, c’est qu’ils ont éveillé en lui une de ses passions fondamentales ; il les réalise alors immédiatement, par une sorte d’impulsivité. Tout autre est, chez l’Anglais, le rapport de la pensée à l’acte. Ici, ce n’est pas le besoin de penser qui domine, c’est le besoin d’agir.