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Nous nous sommes tournés du côté de l’Angleterre pour savoir quelles conclusions on y tirait de la crise qui a éclaté au Palais-Bourbon. Les journaux anglais, le Times en tête, ont affecté de dire qu’on s’était mépris à Londres sur l’état moral de la France, et qu’évidemment elle n’attachait pas à la question de Fachoda toute l’importance qu’on aurait pu imaginer. L’affaire Dreyfus, seule, la passionnait et l’absorbait. C’est là ce qu’on appelle un argument de polémique : à ce titre il est peut-être ingénieux, mais ceux mêmes qui l’emploient ne le prennent pas au sérieux. Nous avons le tort de ne pas toujours choisir le meilleur moment pour renverser nos ministères ; mais ce manque d’à-propos, que nous n’hésitons pas à reconnaître, a une cause qui n’est ni l’inattention, ni surtout l’indifférence. C’est que nous avons pris l’habitude de croire que notre politique extérieure est indépendante de notre politique intérieure. Si nous nous disputons beaucoup entre nous, nous sommes d’accord aussitôt que nous regardons de l’autre côté des frontières. La valeur personnelle du ministre qui siège au quai d’Orsay apporte, à coup sûr, un coefficient utile à la politique qu’il applique ; mais son prédécesseur appliquait et son successeur appliquera la même. Nous n’avons qu’une politique étrangère. Cela est vrai d’une manière générale, et l’est encore plus dans les circonstances actuelles. Cette unanimité de l’opinion, qu’il est si difficile et si rare de voir chez nous, s’est formée sans le moindre effort et sans la moindre divergence appréciable autour de la politique de M. Delcassé : elle a été tout de suite la politique nationale. Il est très probable, quel que soit le ministère de demain, que M. Delcassé en fera partie, et qu’il sera appelée y continuer l’œuvre qu’il a commencée. A son défaut, un autre ministre des Affaires étrangères n’aurait pas une autre attitude que la sienne et ne tiendrait pas un autre langage. Et c’est parce que tout le monde, en France, avait cette confiance qu’on ne s’y est peut-être pas suffisamment demandé quel contre-coup sur nos affaires internationales pouvait avoir la crise qui vient de se produire. Rion ne sera changé ; mais il y aura eu un ralentissement inévitable dans l’échange de vues entre Londres et Paris, et cela est très regrettable.

Lord Salisbury a publié deux Livres Bleus sur l’affaire de Fachoda, et M. Delcassé un Livre Jaune. On peut relever des nuances entre les documens anglais et les documens français ; toutefois le fond en est le même, et ils aboutissent au même résultat. La comparaison à établir entre les uns et les autres est instructive : elle montre jusqu’à quel point la même conversation peut être reproduite différemment par deux hommes d’une égale compétence et d’une égale bonne foi, sans