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que les détails en soient d’ailleurs altérés. Tout consiste dans le ton à prêter aux choses, dans les couleurs dont on les revêt, dans l’importance ou seulement dans l’étendue plus ou moins considérable qu’on donne de préférence à tel développement ou à tel autre. L’art des diplomates s’applique à ces exercices dont le but est d’atteindre une précision de plus en plus grande, et nous ne nous chargeons pas de dire quel est celui qui y a le mieux réussi, de lord Salisbury ou de M. le baron de Courcel. Quant à M. Delcassé, ses conversations avec sir Edmund Monson sont rapportées presque dans les mêmes termes par l’un et par l’autre interlocuteur, et c’est un hommage que nous rendons à la correction de l’ambassadeur britannique à Paris et à la fidélité de ses dépêches. Les choses étant ainsi, il nous semble impossible qu’on ne finisse pas par s’entendre. Nous avons déjà exposé, sur cette malheureuse affaire de Fachoda, la thèse française et la thèse anglaise : à quoi bon y insister ? Ces répétitions n’auraient aucune utilité. Les deux thèses sont très différentes l’une de l’autre ; elles sont même opposées. Nous maintenons le droit que nous avons eu d’aller à Fachoda, et le gouvernement de la Reine persiste à considérer ce point du Nil comme appartenant à l’Egypte, et par conséquent à l’Angleterre. Quelquefois il aime mieux dire que Fachoda, conquis par le Mahdi, lui a légitimement appartenu, mais cela ne modifie pas la conclusion, à savoir qu’il appartient aujourd’hui à l’Angleterre, puisqu’elle a battu le Mahdi, et lui a repris sa conquête. Lord Salisbury a inventé la pittoresque expression de « droits dormans », qui auraient persisté sans que personne s’en doutât à travers toutes les révolutions soudanaises et qui, comme dans notre conte de fées, auraient été réveillés par l’intervention d’un Prince Charmant, nommé le général Kitchener. S’ils ont dormi quinze ans au lieu de cent, la différence importe peu, et lord Salisbury paraît croire qu’ils auraient pu le faire beaucoup plus longtemps sans rien perdre de leur jeunesse : on ne vieillit pas en dormant. Chose singulière, et qui serait, celle-là encore, très difficile à expliquer, si nous n’étions évidemment pas dans le domaine du merveilleux : ces droits ont cessé de dormir pour le Mahdi qui a légitimement pu y substituer les siens, mais non pas pour la France à laquelle on conteste la même faculté. Comment discuter avec un interlocuteur qui change de thèse aussi souvent que lord Salisbury ? Il est bien clair que toute cette argumentation n’a d’autre valeur pratique que celle qu’on veut, ou qu’on peut lui donner. Nous laisserons volontiers le gouvernement anglais dans son opinion, et pourquoi ne nous laisserait-il pas dans la nôtre, si nous arrivions à nous mettre d’ac-