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et c’est à peine si je pus me frayer un chemin de la rue Poissonnière à la porte Saint-Denis. Chose remarquable, je n’entendis proférer aucun cri sur ces différens points ; aucun coup de fusil ne partit des rues latérales, qu’on disait cependant occupées déjà par un certain nombre d’hommes armés et menaçans. Quant à la foule elle-même, on ne pouvait dire qu’on y rencontrât des démonstrations véritablement hostiles ! mais on y trouvait partout la trace d’une attente anxieuse ; c’était non pas encore un mouvement, cétait un ébranlement populaire. Arrivé à la porte Saint-Denis, je rencontrai le premier des généraux que j’avais mission de rallier : c’était le général de Garraube, membre de la Chambre des députés, et tant soit peu général de salon, si bien que les soldats lui avaient donné le surnom de « général de la garde-robe ».

C’est ainsi que, pour désigner ses généraux, le soldat français adopte presque toujours quelque formule qui reflète d’un mot le degré de l’autorité qu’il leur reconnaît, et de la confiance qu’il leuraccorde : en donnant au duc d’Isly le nom de « père Bugeaud, » le soldat le proclamait le digne chef incontesté de la famille militaire. Ici, la signification du mot était triste ; car on y lisait clairement le défaut d’autorité du général sur ses soldats. Je dois dire que j’arrivai moi-même sur le terrain avec la préoccupation de ce sentiment ; ce que je constatai ne fut pas de nature à le modifier. En effet, le général de Garraube n’avait pas eu la pensée et surtout peut-être l’énergie de faire tenir à distance cette foule dont la physionomie, sans être entièrement changée, était plus menaçante cependant que celle que je venais de traverser. Les deux régimens et les deux escadrons qu’il commandait étaient littéralement enserrés, de telle sorte qu’en fait tout mouvement de la troupe, s’il était devenu nécessaire, se serait trouvé paralysé. Je lui fis comprendre l’impossibilité de maintenir une telle situation et la nécessité d’éloigner suffisamment ces masses dont la proximité immédiate pouvait devenir tout d’un coup si dangereuse. Je l’engageai pour cela à profiter de l’arrivée de mes deux escadrons, et du commencement de refoulement qu’ils avaient opéré sur leur passage. Nous adressâmes, d’ailleurs, l’un et l’autre, pendant cette opération, quelques paroles d’ordre à la foule, paroles qui furent écoutées, et je ne me retirai qu’après m’être assuré que la place resterait libre.

De la porte Saint-Denis à la place de la Bastille, peu de remarques nouvelles à faire sur l’attitude des masses qui encombraient