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de la musique, d’être, plus que les autres arts, directement intéressée. Au point de vue social ou sociologique, la question de l’harmonie et de la mélodie est complexe ; elle offre des aspects changeans, sinon contradictoires. Il est très vrai que la mélodie, certaine mélodie, peut être le signe et le type d’un art individuel et égoïste. Elle fut telle à l’époque de sa naissance, ou de sa renaissance en Italie, pendant les années qui virent la réaction de la mélodie retrouvée contre la polyphonie palestrinienne. Sous la forme du récitatif d’abord, puis de l’air (aria), la mélodie devint, pour un siècle et demi au moins, le centre et le sommet d’un art aristocratique et fermé. Rapportant tout à elle, elle usurpa tous les droits, absorba toutes les forces et toutes les ressources. Elle fut orgueilleuse et jalouse ; de sa beauté supérieure, elle fît une beauté solitaire. Son essence était une, elle ne voulut pas que son pouvoir fût partagé. Sa tyrannie fut douce, dispensatrice de joie et de volupté ; ce fut une tyrannie pourtant, et une corruption. La mélodie régna seule ; le nombre ne fut plus rien dans la musique, et pour le nombre également, la musique ne fut plus rien.

Isolée et comme abstraite ainsi, la mélodie eut tort : elle fut insuffisante et trop étroitement sociale. A la longue, il fallut que la musique s’élargît et que le génie de l’Allemagne y fît rentrer l’idéal plus étendu, plus fraternel, que la Renaissance italienne en avait banni. Telle fut en effet la mission des grands Allemands : souvent celle d’un Sébastien Bach, celle d’un Beethoven toujours ; et l’image d’une société parfaite, infailliblement gouvernée, harmonieusement soumise, c’est peut-être la symphonie de Beethoven qui l’a réalisée le mieux.

Il y a là, pour la musique polyphone, des titres, consacrés par l’histoire, à la supériorité sociologique. L’esthétique elle-même tend à les confirmer. Il semble bien d’abord que le nombre soit l’interprète naturel du nombre, que la foule appelle la foule, et que la pluralité des parties puisse seule exprimer la pluralité des âmes. Parmi les chefs-d’œuvre, si vous cherchez non pas ceux que nous comprenons tous, mais ceux où nous sommes tous compris, lesquels nommerez-vous les premiers ? Un double chœur de Bach, un finale de Beethoven ; peut-être même, à côté de ces polyphonies colossales, un humble répons de Palestrina. Pour le chanter, il suffit de quatre voix, mais qui sont toutes les voix humaines. Voilà, n’est-ce pas, les œuvres qui n’oublient personne, et d’où pas un d’entre nous n’est exclu ; voilà la musique unanime,