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elle avait le droit de chanter pour elle-même et de prendre plaisir à s’entendre chanter.

Ce droit à la musique pure, la mélodie grégorienne ne craint pas toujours de l’étendre jusqu’au centre et comme au cœur même du texte. Elle ne prend avec les mots que les libertés nécessaires, mais enfin elle les prend. Belle souvent de déclamation et d’accent, elle sait n’être belle aussi que de sa propre beauté. Les maîtres anonymes du plain-chant, « ces prétendus ignorans, ces barbares, ont su, il y a quinze ou seize siècles, résoudre un problème qui agite encore le monde musical moderne : le problème de l’alliance de la musique et des paroles. Dans leurs compositions ils savaient mener de front le respect du texte et celui de la mélodie ; ils savaient combiner ces deux élémens avec un art et une science admirables, qui devraient servir de modèles à nos compositeurs…

« Nulle cantilène, plus que la romaine, ne traite les paroles avec égard et déférence. Très souvent elle conforme ses mouvemens à ceux du texte, elle modèle sur lui son rythme et ses intonations, et se maintient dans la forme matérielle des mots, dans l’étendue des phrases et des périodes. Lorsqu’elle s’en affranchit, elle semble presque toujours ne le faire qu’à regret ; elle use alors de ménagemens délicats, d’ingénieuses transactions, d’adroites complaisances, pour conserver à son compagnon quelque chose de son influence. Si décidément elle se sent trop à l’étroit dans les limites du texte, pour rendre avec l’expression convenable et à sa manière le sentiment des paroles et les orner de ses mélismes, alors elle n’hésite plus à faire valoir tous ses droits ; cependant, même dans ses exigences les plus rigoureuses, elle prend encore mille précautions afin de conserver la liaison des syllabes et de maintenir ainsi l’unité des mots, dont elle distend doucement les élémens, sans jamais les séparer ni les briser[1]. »

Ainsi trois états ou trois conditions de l’art grégorien sont possibles : tantôt le texte l’emporte ; tantôt c’est la mélodie ; tantôt entre les deux forces une transaction intervient. Quel tempérament peut être plus juste, et quel régime plus harmonieux ? Ni la parole ni la musique n’est esclave, encore moins victime ; tous les droits sont garantis, conciliés, et jusque dans la discipline de l’art qu’elle peut le mieux appeler le sien, l’Eglise, tant de fois

  1. Paléographie musicale des Bénédictins de Solesmes, t. III, passim ; Solesmes, imprimerie Saint-Pierre.