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n’est pas impossible. Mais l’Angleterre a eu des vues plus profondes. L’incident de Fachoda une fois vidé, elle a continué ses arméniens. Lord Salisbury a expliqué que, lorsque des armemens étaient commencés, on ne pouvait pas les arrêter ou les suspendre sur-le-champ. Ces explications ont peut-être paru concluantes dans l’enceinte du Guild Hall ; encore n’en sommes-nous pas bien sûrs ; en tout cas, elles n’ont pas conservé ce caractère au dehors. Non seulement on aurait pu interrompre les armemens en vertu du vieil axiome : sublata causa, tollitur effectus, mais rien n’aurait été plus simple. Il faut donc croire, — en repoussant d’ailleurs toute idée d’une agression subite, que nous regardons comme invraisemblable de la part d’une grande nation civilisée, — que l’Angleterre a voulu prolonger pendant quelque temps encore l’effet d’intimidation qu’elle s’était proposé. Mais pourquoi ? Peut-être le discours du Guild Hall nous aidera-t-il dans cette recherche.

Tout le monde sait que le banquet annuel du Lord-Maire a dans les traditions de nos voisins une importance politique considérable. C’est là que le Premier ministre de la reine a pris depuis quelques années l’habitude d’établir en quelque sorte le bilan de l’année écoulée, de marquer les étapes parcourues, et aussi d’indiquer celles qui restent à franchir. Ces discours ferment une addition et en ouvrent une autre. L’addition, cette année, a été particulièrement satisfaisante : la bataille d’Omdurman devait en grossir le total dans des proportions exceptionnelles. Il semblait donc que la joie de l’Angleterre aurait été complète, et que lord Salisbury l’aurait exprimée avec chaleur et confiance. Il y a des jours heureux dans la vie d’un peuple, et généralement on en jouit sans arrière-pensée. Eh bien ! non. Le discours de lord Salisbury est le plus pessimiste qu’un homme d’État européen ait prononcé depuis un très grand nombre d’années. Il n’y est question que des nuages qui s’amoncellent et des orages que, sans doute, ils renferment. Lord Salisbury, de quelque côté qu’il se tourne, n’aperçoit que des dangers, et nous serions encore plus alarmés de ceux qu’il prédit pour demain, s’il n’avait pas si fort exagéré ceux auxquels nous avons échappé hier. Il n’est pas jusqu’à l’entrée en scène des États-Unis qui ne lui paraisse devoir jouer un rôle inquiétant en Asie, et même en Europe, où il annonce pour un avenir prochain la probabilité de nouvelles complications. A la vérité, il ne s’en effraie pas pour l’Angleterre ; il croit même pouvoir dire dès aujourd’hui qu’elle est appelée à en profiter ; mais il ajoute, en termes très clairs, que cette action de l’Amérique est vraisemblablement