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la question de Fachoda n’était qu’un incident d’une question plus importante. » Tout le monde l’a compris, certes ; seulement, on ne sait pas encore quelle est la question plus générale qui est en cause, ou du moins sur quels points particuliers l’intérêt immédiat portera et s’accentuera.

Cette incertitude même contribue à nous inquiéter ; et quand nous parlons de nous, nous ne parlons pas seulement de la France ; toutes les nations dont la politique n’est pas étroitement confinée dans leurs frontières doivent prendre pour elles le solennel Caveant consules ! que leur envoie lord Salisbury. Il les invite à des compétitions prochaines autour de grands corps qui commencent à se décomposer, ou qui achèvent de le faire. Quels sont-ils ? C’est d’abord la malheureuse Espagne : personne ne menace son existence continentale, mais il est évident que sa puissance coloniale est finie. Nous aimons mieux ne rien dire du Portugal. Mais sans doute les allusions de lord Salisbury portent encore sur l’Empire ottoman et sur la Chine ; peut-être aussi sur la Perse ; et qui sait s’il n’a pas pensé au Maroc ? Une fois entré dans cette voie confuse, où l’esprit de conquête et la philanthropie sont les guides des ambitions européennes, il est plus facile d’aller très loin que de s’arrêter à mi-route. Sont-ce là les perspectives que nous ouvre lord Salisbury ? On pourrait le croire à lire son discours : mais alors à quoi auraient servi tous les sacrifices qui ont été faits, depuis quelques années, au maintien du concert européen ?

Ce concert, dont lord Salisbury a parlé au uild Hall avec l’ironie qui lui est familière, a eu effectivement bien des infirmités, et il a manifesté souvent une regrettable impuissance : toutefois il a eu un mérite, qui a été de maintenir la paix. C’est pour cela qu’il lui sera beaucoup pardonné. En revanche, l’humanité et l’histoire pardonneraient difficilement à ceux qui, de propos délibéré, soit par ambition, soit même par une prétendue philanthropie, compromettraient un bien si précieux. Telle n’est pas, assurément, la pensée de lord Salisbury ; il n’a rien personnellement de l’homme de proie ; ses aspirations ne sont pas du côté de la guerre ; il a même repoussé l’idée d’établir sur l’Egypte le protectorat britannique, parce qu’on ne pourrait pas la réaliser actuellement sans déchaîner ce fléau. Mais faut-il l’avouer ? Nous ne sommes pas sûrs que cet argument, si fort sur son esprit, l’ait été au même degré sur celui d’un assez grand nombre de ses auditeurs ; et ce doute est confirmé par la lecture des journaux anglais. Beaucoup blâment lord Salisbury, et son discours, si alarmant qu’il ait été, n’est pas allé au-delà, mais est resté plutôt en deçà de l’opinion britannique.