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certaines communications obligeantes m’ont permis de connaître leur constitution, mais parce qu’elles se recrutent presque exclusivement dans le personnel si intéressant des ouvrières de l’habillement et de la toilette. Cette désignation, employée par la statistique, me paraît plus juste que celle d’ouvrières de l’aiguille, sous laquelle on les désigne souvent, car un certain nombre d’entre elles, entre autres les fleuristes, les modistes, les mécaniciennes, et, dans une autre catégorie, les vendeuses ne vivent pas précisément de l’aiguille, tandis que toutes vivent de l’habillement et de la toilette. Mais le terme importe peu.

Ce personnel des ouvrières de la toilette, aisément reconnaissable aux yeux d’un Parisien un peu exercé, à son aspect soigné, à sa mise élégante, à son air éveillé, aurait mérité de trouver chez un de nos grands romanciers un peintre de ses mœurs qui fût un Dickens et non pas un Paul de Kock, pour ne parler que des morts. Personne n’y aurait été plus propre que ce pauvre Alphonse Daudet qui, dans ses premières œuvres, nous avait donné des types populaires si vivans et si vrais. Seul, peut-être, il avait le sentiment de la réalité humaine ; la réalité, c’est-à-dire la complexité. Les couleurs du tableau seraient aussi fausses en effet si l’on peignait ce jeune monde absolument pervers, que si on le peignait absolument idéal. Mais ce que le romancier que je rêve devrait mettre en lumière, et ce qu’il ne saurait exagérer, ce sont les difficultés de la vie pour l’ouvrière de dix-huit ans. Il la faudrait montrer, arrivant parfois de sa province ou sortant d’un orphelinat, pour tomber dans ce grand Paris, décrire sa solitude morale au milieu de cette foule, son ahurissement à l’atelier, où des compagnes déjà perverties s’appliquent à la déniaiser ; peindre d’abord sa mélancolie et son dégoût, puis sa trop rapide accoutumance ; bientôt la légèreté, la coquetterie, l’instinct du plaisir prenant le dessus ; les leçons de la famille ou de la bonne sœur s’effaçant peu à peu de la mémoire, et les habitudes de piété cédant devant les railleries. Il ne faudrait pas négliger d’indiquer les embûches qui lui sont tendues dans le milieu même où elle vit, ni peut-être reculer devant les brutalités dont elle peut être victime. Si on la montrait succombant dans cette lutte ingrate où pas un appui n’est venu seconder sa résistance, il faudrait faire sa part à la responsabilité de l’homme, à sa légèreté criminelle, parfois aussi à la rigueur d’une famille qui, après avoir été insouciante, se montre souvent impitoyable. Il ne faudrait pas hésiter à marquer les