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pleine et entière d’une idée qui avait passé d’abord pour chimérique. Cet enthousiasme s’affirme et grandit sur le passage des débris du régiment de Shaw, une soixantaine de nègres, vieux, infirmes, mutilés, celui-ci la manche repliée sur un bras absent, celui-là traînant une jambe de bois. Le plus jeune compte bien cinquante ans ; c’est peut-être le petit tambour qui sur le bas-relief ouvre allègrement la marche. Pauvres diables ! Ils sont venus de divers États, plusieurs ont fait des centaines de lieues sous les lambeaux d’uniformes qui leur restent, reliques des jours de gloire et de misère, et les voici de nouveau, après trente-quatre ans, à la même place d’où ils partirent, de ce pas dont Saint-Gaudens nous fait sentir le rythme un peu traînant, caractéristique de la race, résolu néanmoins et que rien n’arrêta. Celui des poètes américains qui occupe aujourd’hui le rang de lauréat, T. B. Aldrich, a chanté dans l’Ode qui lui fut demandée en cette grande circonstance « les morts qui ne mourront point. » Voici devant nous, en effet, avec leur jeune chef, jeune à jamais, les fantômes du 54e, ces esclaves de la veille, qui déploient le drapeau lacéré, témoin de l’assaut du fort Wagner. Il fallait, pour prouver leur valeur, les envoyer aux avant-postes. L’épreuve réussit. Quand le premier porte-enseigne tomba frappé à mort, un certain Wilkins ramassa ce drapeau sous une grêle de balles en s’écriant : — Il n’a pas touché terre, camarades ! — Et il ne le lâcha plus. Il le tient encore aujourd’hui. Wilkins fait bonne figure dans ce groupe d’épaves vénérables devant lequel l’armée défile en saluant.

Les temps ont bien changé depuis le jour du départ, et ces changemens sont tout à l’avantage de la race noire. Les ruines vénérables du 54e semblent le sentir, quoique leur attitude ne soit certes pas celle de gens qui viennent d’être coulés en bronze pour la postérité. Par exemple, un vétéran de la marine est escorté jusqu’au bout par ses petits-enfans, aussi noirs que lui, deux jumeaux en uniforme de matelot qui marchent au pas militaire, de toute la vigueur de leurs jambes courtes, à droite et à gauche de l’aïeul. Ce n’est pas très régulier, mais ces belliqueux lilliputiens mettent au tableau une touche comique ; ils m’ont fait rire de bon cœur quand l’émotion me prenait à la gorge.

Au moment où va tomber le voile qui cache le monument, un coup de canon est tiré, auquel répondent les salves des navires dans le port. S’il y eut alors des discours prononcés, je ne les entendis pas ; on applaudit frénétiquement le sculpteur