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monument de granit. Parmi ces malheureux, il y eut une sainte, Mary Easty, qui, avant le supplice, adressa aux juges une humble et magnifique requête afin qu’ils lui accordassent, en échange de sa vie, la grâce d’autres innocens.

Assez de tableaux funèbres ; en voici un très différent, d’une irrésistible drôlerie ; il m’a fait éclater de rire sur le chemin même du gibet, tout à l’extrémité de ce faubourg qui rejoint par un tramway le village de Peabody, où naquit le fameux philanthrope ainsi nommé. Une enseigne bizarre se balance au-dessus d’une porte basse ; on y lit en lettres tourmentées Lio Sam, et, la porte étant ouverte à cause de la chaleur, j’aperçois le plus curieux intérieur de blanchisserie chinoise, un vrai sujet d’écran : deux figures d’hommes pareils à de vieilles femmes ; l’un d’eux, accroupi derrière son comptoir, rit et se contorsionne, sa grosse tête roulante entre ses grandes manches ; l’autre s’occupe diligemment à repasser d’une main légère. La silhouette vue de dos, les épaules en l’air dans une ample camisole où toute la brise qui nous manque semble s’engouffrer, est impayable. Point de meubles, sauf un réchaud, des corbeilles éparses et partout du linge enveloppé de papier formant des paquets de formes biscornues, variées à l’infini. Il y a de ces boutiques-là dans toute l’Amérique, mais jamais Chinois n’ont jailli plus à propos pour dissiper d’un coup d’éventail les noirs fantômes du puritanisme anglo-saxon. Ce réduit tout païen me fit l’effet d’une soupape de sûreté ouverte sur des régions où il n’y a pas de terreur religieuse, pas d’examen de conscience, ni d’âme torturée par conséquent, ni de péché irrémissible, ni rien que de la couleur et de la fantaisie. Rencontrer Lio Sam, en vue de la montagne des Sorcières, me fut un soulagement inappréciable dont je reste reconnaissante à toute la race jaune.


V. — LA PISCATAQUA

Je ne voudrais pas laisser mes lecteurs sous l’antipathique impression que Salem peut donner des vieux puritains. Nous irons chercher ceux-ci dans des campagnes dont la beauté demande grâce pour leurs premiers habitans trop austères, cette beauté que reflètent certains poèmes d’Emerson. Seul il pouvait nous en faire sentir les nuances infinies, et peut-être a-t-il même contribué à la créer en lui prêtant une âme exquise ; lisez plutôt la petite