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n’oublions pas, entre mille autres, cette fleurette délicate, sobrement habillée de gris et appelée avec justesse Quaker lady, car elle a tout de bon des allures réservées de petite quakeresse.

Lorsque nous atteignons les fermes, espacées à de longs intervalles, elles nous apparaissent à travers les lilas en pleine floraison et les pommiers qui s’alignent autour d’elles. Très anciennes pour la plupart, elles sont du même gris que les fences, barrières, — le gris brillant du while pine alternativement lavé par les neiges et brûlé par le soleil. On les construisait sur la hauteur, l’approche des Indiens étant sans cesse guettée. J’entends à ce sujet des histoires terribles, celle entre autres d’une famille dont les descendans existent. Le mari et la femme furent emmenés au Canada, chacun de son côté, par les sauvages qui avaient pillé leur ferme. En route, l’enfant que la femme portait dans ses bras se mit à pleurer. Un Indien le saisit, lui brisa la tête contre un arbre et laissa le petit cadavre aux aigles alors très nombreux sur la Piscataqua. Longtemps après, le mari, qui avait réussi à s’échapper, retrouva sa femme au Canada où elle avait fini par se remarier, le croyant mort ; il la reprit, la ramena chez lui et ils eurent beaucoup d’enfans qui firent souche à leur tour dans le pays.

La vie rurale n’a pas en Amérique l’aspect pittoresque qu’elle garde encore chez nous ; les machines, sans relâche perfectionnées, y suppléent trop à l’effort des bras ; là-haut, pourtant, dans les vastes pâtures, rien ne m’empêche de rêver la vie des Puritains d’il y a deux cents ans, avant les inventions et les progrès de l’industrie. Le colon de ce temps primitif fabrique tout chez lui, aussi bien le rude lainage à rayures qui, avec un grand chapeau, de longs bas et des culottes de cuir, habille les hommes, que la grosse toile à carreaux dont sont faits les tabliers des femmes, occupées tout le jour à filer, à tisser et à coudre dans leur intérieur. Ils sont solidement bâtis, malgré leur régime plus que frugal de porridge et de pain de maïs. Les voici, se rendant au meeting, les vieux à cheval deux par deux, la femme un bras passé autour de son mari, les garçons et les filles, à pied, portant dans chaque main leurs souliers du dimanche. Gens trop vertueux et sans pitié pour qui ne l’était pas. Toutes leurs étroites pensées montaient vers un Dieu farouche qu’ils avaient, plus que ne le firent jamais aucuns dévots, formé à leur image ; un Dieu qui défendait les spectacles, la musique, les cartes, tout ce qui n’était